Séance N°1 : 11 Janvier 2016
Les Dents de la Mer
S. Spielberg
L’affiche
des "Dents de la mer" résume de façon impressionnante ce qui a fait
le succès du film. Une gueule monstrueuse hérissée de dents acérées,
monte des profondeurs pour happer une baigneuse paisible, nageant à la
surface d’une mer de carte postale. Qu’est-ce qui peut expliquer
l’attrait exercé par ce film sur le public, qui en a fait le premier
grand "blockbuster" américain ? Les dents de la mer
n’est pas, à proprement parler, un film d’horreur, ni un film gore ou
fantastique, la menace est naturelle et les scènes sanglantes sont,
somme toute, peu nombreuses. C’est un film d’angoisse. La caméra de
Spielberg, dés le générique, crée une tension, un sentiment de danger
d’autant plus puissant que celui-ci n’est pas vu, c’est lui qui perçoit
ses proies et le spectateur se trouve, dans les moments décisifs, dans
la position du prédateur approchant de ses victimes. Comme toujours, le
génie de l’art se révèle dans le dépassement des contraintes qui
s’imposent à lui. Parce que Spielberg ne disposait pas encore d’effets
spéciaux satisfaisants pour montrer le requin, il décide d’adopter le
procédé de la caméra subjective et c’est ce procédé qui va faire toute
la force du film. Parce que le requin que l’on ne voit pas, qui peut
être là, caché dans les fonds marins, est l’expression même de ce qui
nous angoisse le plus : la mort. Kierkegaard, dans Le concept de l’angoisse,
introduit une distinction essentielle entre la crainte (ou la peur) et
l’angoisse : alors que la crainte porte sur un objet précis, l’angoisse
est existentielle, elle porte sur le mystère de notre condition humaine
qui fait que nous avons conscience d’exister sans savoir pourquoi et
conscience d’être mortel sans savoir quand. A cette angoisse, nous
cherchons à échapper par tous les moyens, dans ce que B. Pascal
appellera le « divertissement ». Les jeunes rassemblés près de la plage,
au début du film, sont dans le divertissement dans son sens le plus
simple et évident : ils s’amusent en jouant de la guitare, en se
séduisant, et ils s’étourdissent en buvant et en fumant. Mais la
superficialité du divertissement ne protège pas de ce qui rôde au plus
profond. Alors même que tout semble calme et tranquille, que les eaux
sont lisses et que la baie nocturne est telle qu’on peut la souhaiter
pour un bain de minuit torride, c’est la mort brutale qui est au
rendez-vous. La mort peut surgir à tout instant, elle n’est pas réservée
aux vieillards, elle n’a pas lieu que « dans très longtemps », comme on
le dit généralement aux enfants quand ils commencent à manifester leur
angoisse. « Dès qu’un homme est né, il est assez vieux pour mourir »
rappelle Heidegger. La jeune femme qui courait en riant quelques
minutes plus tôt en attirant derrière elle son prétendant aviné,
affronte seule une fin atroce. On meurt toujours seul. Et la calme
surface de la mer recouvre aussitôt le drame de l’existence qui prend
fin, l’insouciant compagnon s’endort sans rien voir, la vie des autres
continue. Mais si l’invisible grand requin blanc symbolise la mort,
d’autant plus angoissante qu’on ne la voit jamais, qu’elle est tapie
sous la surface des choses, comment expliquer le succès du film ? C’est
que, tout en suggérant cette distinction essentielle entre la crainte
d’un danger (qui se voit) et l’angoisse de la mort (qui ne se voit pas)
le film transforme l’angoisse en crainte. Lorsque le requin apparaît
enfin, malgré l’horreur de la scène, l’angoisse se dissout et peut même
laisser place à un rire nerveux, chez ceux qui peuvent enfin donner une
image ridicule à ce qui les troublait tant sans savoir pourquoi. Là où
chacun subissait dans le secret de sa vie émotionnelle la tension de
l’angoisse, la complicité publique du « on voit bien que ce n’est qu’une
maquette » exorcise collectivement l’inquiétude et ramène heureusement
le film dans le champ du divertissement collectif. Reste que pendant
longtemps beaucoup n’oseront plus nager là où ils n’ont pas pied, sans
penser que c’est toute la vie que nous traversons en eaux profondes…
PF
- Textes philosophiques
"Tout vouloir procède d’un besoin, c’est-à-dire d’une privation, c’est-à-dire d’une souffrance. La satisfaction y met fin ; mais pour un désir qui est satisfait, dix au moins sont contrariés ; de plus, le désir est long, et ses exigences tendent à l’infini ; la satisfaction est courte, et elle est parcimonieusement mesurée. Mais ce contentement suprême n’est lui-même qu’apparent ; le désir satisfait fait place aussitôt à un nouveau désir ; le premier est une déception reconnue, le second est une déception non encore reconnue. La satisfaction d’aucun souhait ne peut procurer de contentement durable et inaltérable. C’est comme l’aumône qu’on jette à un mendiant : elle lui sauve aujourd’hui la vie pour prolonger sa misère jusqu’à demain. – Tant que notre conscience est remplie par notre volonté, tant que nous sommes asservis à l’impulsion du désir, aux espérances et aux craintes continuelles qu’il fait naître, tant que nous sommes sujets du vouloir, il n’y a pour nous ni bonheur durable, ni repos. Poursuivre ou fuir, craindre le malheur ou chercher la jouissance, c’est en réalité tout un ; l’inquiétude d’une volonté toujours exigeante, sous quelque forme qu’elle se manifeste, emplit et trouble sans cesse la conscience ; or sans repos le véritable bonheur est impossible. Ainsi le sujet du vouloir ressemble à Ixion attaché sur une roue qui ne cesse de tourner, aux Danaïdes qui puisent toujours pour emplir leur tonneau, à Tantale éternellement altéré."
Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, § 38
@« L’être-jeté dans la mort se révèle à lui plus originalement et de façon plus impressionnante dans la disponibilité de l’angoisse. L’angoisse devant la mort est angoisse « devant » le pouvoir-être le plus propre, sans relation et indépassable. Ce devant quoi s’éveille cette angoisse est l’être-au-monde lui-même. L’enjeu par excellence de cette angoisse est le pouvoir-être du Dasein. L’angoisse devant la mort ne doit pas être confondue avec la peur du décès. Elle n’est pas une quelconque et fortuite disposition de « faiblesse » chez l’individu ; au contraire, en tant que disponibilité fondamentale du Dasein, elle est cette ouverture selon laquelle le Dasein existe en tant qu’être jeté vers sa fin. Ainsi le concept existential du trépas s’éclaire comme être-jeté vers le pouvoir-être le plus propre, sans relation et indépassable. (…) La vie publique où prend place l’être-en-compagnie quotidien « connaît » la mort comme une rencontre qui se produit constamment, comme « cas de mort ». Un tel, qu’il soit proche ou lointain, « meurt ». Des inconnus « meurent » chaque jour et à chaque heure. « La mort » se rencontre comme un évènement bien connu qui se produit dans le monde. En tant que telle, elle se maintient dans l’insurprenance qui caractérise ce qui se rencontre quotidiennement. Le on s’est déjà assuré aussi pour cet évènement d’une explicitation. Les propos tenus à son sujet, qu’ils soient clairement exprimés ou le plus souvent restreints à de « fugitives » allusions, reviennent à dire : on finit bien un jour par mourir mais pour le moment nous-on demeure à l’abri. »
M. Heidegger, Être et temps, § 50-51.
@«
De même que le Dasein est constamment déjà son pas-encore pendant tout
le temps qu’il est, de même il est aussi déjà toujours sa fin. Le finir
auquel on pense dans le cas de la mort ne signifie pas pour le Dasein
être-à-la-fin, mais au contraire un être vers la fin de cet étant. La
mort est une manière d’être que le dasein assume sitôt qu’il est. Sitôt
qu’un homme vient à la vie, il est tout de suite assez vieux pour
mourir. (…) La mort est une possibilité d’être que le Dasein a, chaque
fois, à assumer par lui-même. Avec la mort le Dasein a rendez-vous avec
lui-même dans son pouvoir être le plus propre. Dans cette possibilité là
il y va purement et simplement pour le Dasein de son être-au-monde. Sa
mort est la possibilité de ne-plus-être-Dasein. Si le Dasein est
imminent à lui-même sous la forme de cette possibilité de soi, il est
complètement renvoyé à son pouvoir être le plus propre. (…) En fait de
pouvoir-être, le Dasein n’est pas en mesure de dépasser la possibilité
de la mort. La mort est la possibilité de la pure et simple
impossibilité du Dasein. Aussi la mort se révèle-t-elle comme la
possibilité la plus propre, sans relation au Dasein d’autrui,
indépassable. »
M. Heidegger, Être et temps, § 48-50.
@« On ne voit presque jamais le concept de l’angoisse traité en psychologie, je fais donc remarquer sa complète différence d’avec la crainte et autres concepts semblables qui renvoient toujours à une chose précise, alors que l’angoisse est la réalité de la liberté parce qu’elle est le possible. C’est pourquoi on ne la trouvera pas chez l’animal, dont la nature précisément manque de détermination spirituelle. (…) L’homme est une synthèse d’âme et de corps. Mais cette synthèse est inimaginable, si les deux éléments ne s’unissent dans un tiers. Ce tiers est l’esprit. Dans l’innocence l’homme n’est pas seulement un simple animal, comme du reste, s’il l’était à n’importe quel moment de sa vie, il ne deviendrait jamais un homme. L’esprit est donc présent, mais à l’état d’immédiateté, de rêve. Mais dans la mesure de sa présence il est en quelque sorte un pouvoir ennemi ; car il trouble toujours ce rapport entre l’âme et le corps qui subsiste certes sans pourtant subsister, puisqu’il ne prend subsistance que par l’esprit. D’autre part l’esprit est une puissance amie, désireuse justement de constituer le rapport. Quel est donc le rapport de l’homme à cette équivoque puissance ? Quel, celui de l’esprit à lui-même et à sa condition ? Ce rapport est l’angoisse. Être quitte de lui-même, l’esprit ne le peut ; mais se saisir, non plus, tant qu’il a son moi hors de lui-même ; sombrer dans la vie végétative, l’homme ne le peut pas non plus, étant déterminé comme esprit ; fuir l’angoisse, il ne le peut, car il l’aime ; l’aimer vraiment, non plus, car il la fuit. A ce moment l’innocence culmine. Elle est ignorance ; mais non animalité de brute ; elle est une ignorance que détermine l’esprit, mais qui est justement de l’angoisse parce que son ignorance porte sur du néant. Il n’y a pas ici de savoir du bien et du mal, etc. ; toute la réalité du savoir se projette dans l’angoisse comme l’immense néant de l’ignorance. »
S. Kierkegaard, Le concept de l’angoisse, 5.
@ « On charge les hommes dès l'enfance du soin de leur honneur, de leur bien, de leurs amis, et encore du bien et de l'honneur de leurs amis, on les accable d'affaires de l'apprentissage des langues et d'exercices, et on leur fait entendre qu'ils ne sauraient être heureux, sans que leur santé, leur honneur, leur fortune, et celles de leurs amis soient en bon état, et qu'une seule chose qui manque les rendra malheureux. Ainsi on leur donne des charges et des affaires qui les font tracasser dès la pointe du jour. Voilà direz-vous une étrange manière de les rendre heureux ; que pourrait-on faire de mieux pour les rendre malheureux ? Comment, ce qu'on pourrait faire : il ne faudrait que leur ôter tous ces soucis, car alors ils se verraient, ils penseraient à ce qu'ils sont, d'où ils viennent, où ils vont, et ainsi on ne peut trop les occuper et les détourner. Et c'est pourquoi, après leur avoir tant préparé d'affaires, s'ils ont quelque temps de relâche, on leur conseille de l'employer à se divertir, et jouer, et s'occuper toujours tout entiers. Que le cœur de l'homme est creux et plein d'ordure. »
B. Pascal, Pensées.
@« La vie publique où prend place l’être-en-compagnie quotidien « connaît » la mort comme une rencontre qui se produit constamment, comme « cas de mort ». Un tel, qu’il soit proche ou lointain, « meurt ». Des inconnus « meurent » chaque jour et à chaque heure. « La mort » se rencontre comme un évènement bien connu qui se produit dans le monde. (…) L’analyse du « on meurt » révèle sans équivoque le genre d’être de l’être quotidien vers la mort. Celle-ci est entendue dans des propos de ce genre comme quelque chose de vague qui doit avant tout débarquer de quelque part mais dans l’immédiat n’est pas encore là-devant pour un individu donné et n’a donc rien de menaçant. Le « on meurt » répand l’opinion que la mort frappe, si l’on peut dire, le on. L’explicitation publique du Dasein dit : « on meurt » parce que tout un chacun et nous-on peut s’en convaincre : ce n’est chaque fois justement pas moi ; car ce on n’est Personne. Le trépas est ramené au niveau d’un évènement qui frappe sans doute le Dasein mais ne concerne spécialement personne. (…) Grâce à ce genre d’équivoque, le Dasein s’expose à se perdre dans le on par rapport à un pouvoir-être insigne appartenant au soi-même le plus propre. Le on donne le droit de se dissimuler l’être vers la mort en ce qu’il a de plus propre ; et il augmente la tentation de se le dissimuler. (…) Dans l’angoisse devant la mort le Dasein est mis en face de lui-même en tant qu’il est livré à la possibilité indépassable. Le on se préoccupe de convertir cette angoisse en une peur devant l’arrivée d’un évènement. L’angoisse transmuée équivoquement en peur passe en outre pour faiblesse qu’un Dasein sûr de soi ne saurait connaître. Suivant le décret tacite du on il « convient » d’observer un calme indifférent à l’égard du « fait » qu’on meurt. En nourrissant cette indifférence qui « le prend de haut » le Dasein s’aliène son pouvoir-être le plus propre sans relation à autrui. »
M. Heidegger, Être et temps, § 51.
Les pulsions
"Il y a un concept fondamental […] dont nous ne pouvons nous passer en psychologie : c'est celui de pulsion […]
Par poussée d'une pulsion on entend le facteur moteur de celle-ci, la somme de force ou la mesure d'exigence de travail qu'elle représente. Le caractère « poussant » est une propriété générale des pulsions, et même l'essence de celles-ci. Toute pulsion est un morceau d'activité ; quand on parle, d'une façon relâchée, de pulsions passives, on ne peut rien vouloir dire d'autre que pulsions à but passif.
Le but de la pulsion est toujours la satisfaction, qui ne peut être obtenue qu'en supprimant l'état d'excitation à la source de la pulsion. Mais, quoique ce but final reste invariable pour chaque pulsion, diverses voies peuvent mener au même but final, en sorte que différents buts, plus proches ou intermédiaires, peuvent s'offrir pour une pulsion ; ces buts se combinent ou s'échangent les uns avec les autres. L'expérience nous autorise à parler de pulsions « inhibées quant au but », dans le cas de processus pour lesquels une certaine progression dans la voie de la satisfaction pulsionnelle est tolérée, mais qui, ensuite, subissent une inhibition ou une dérivation. On peut supposer que même de tels processus ne vont pas sans une satisfaction partielle.
L'objet de la pulsion est ce en quoi ou par quoi la pulsion peut atteindre son but. Il est ce qu'il y a de plus variable dans la pulsion, il ne lui est pas originairement lié : mais ce n'est qu'en raison de son aptitude particulière à rendre possible la satisfaction qu'il est adjoint. Ce n'est pas nécessairement un objet étranger, mais c'est tout aussi bien une partie du corps propre. Il peut être remplacé à volonté tout au long des destins que connaît la pulsion ; c'est à ce déplacement de la pulsion que revient le rôle le plus important. Il peut arriver que le même objet serve à la satisfaction de plusieurs pulsions : c'est le cas de ce qu'Alfred Adler appelle l'entrecroisement des pulsions. Lorsque la liaison de la pulsion à l'objet est particulièrement intime, nous la distinguons par le terme fixation. Elle se réalise souvent dans des périodes du tout début du développement de la pulsion et met fin à la mobilité de celle-ci en résistant intensément à toute dissolution.
Par source de la pulsion, on entend le processus somatique qui est localisé dans un organe ou une partie du corps et dont l'excitation est représentée dans la vie psychique par la pulsion. Nous ne savons pas si ce processus est strictement de nature chimique ou s'il peut aussi correspondre à une libération d'autres forces, mécaniques par exemple. L'étude des sources pulsionnelles déborde le champ de la psychologie ; bien que le fait d'être issu de la source somatique soit l'élément absolument déterminant pour la pulsion, elle ne nous est connue, dans la vie psychique, que par ses buts."
S. Freud, Métapsychologie,
« Pulsions et destins des pulsions » (1915), Éd. Gallimard, 1968.
« Il y a deux tragédies dans la vie. L'une est de ne pas obtenir ce que l'on désire ardemment. L'autre est de l'obtenir. »
George Bernard Shaw, Homme et surhomme, IV (Man and Superman, IV)
- Analyse cinématographique dans une perspective philosophique
- 1ère séquence : ouverture
- Début du film (générique et bain de minuit)
- Première "apparition" du requin devant Brody
Une pulsion originelle et l'art de maintenir la tension.
Cette première scène marque par la virtuosité de sa mise en scène. Le découpage est d’une précision extrême, la tension croissante condense à elle seule toute celle du film.
En maître de la technique, Spielberg veut dans cette ouverture marquer les esprits et les spectateurs. La scène commence en caméra subjective dans les fonds marins. Les titres du générique s’inscrivent avec une judicieuse alternance (signifiant/signifié) et la musique de J. Williams, personnage à part entière du film, en quelques note pose l’atmosphère inquiétante, forme de leitmotiv sonore.
Nous sommes au milieu des années 70, après la guerre du Vietnam, en pleine vague hippie. Un soir, un groupe de jeunes, sur une plage, autour d’un feu, se divertissent. Tout dans cette scène, organisée autour d’un travelling latéral (de gauche à droite) montre différents modes du plaisir, en particulier un plaisir qui tourne autour de l’oralité. Stade pour le moins originaire (comme ce début du film, avec la naissance en milieu aquatique sous-marin) chez l’humain (n’est-ce pas Sigmund ?), qui montre des jeunes qui discutent, fument, boivent ou s’embrassent. Tous les protagonistes sont tournés vers le centre où se trouve un feu (celui des origines), donc dos à la caméra ou de trois quart. Après quelques mètres de ce même travelling, un jeune homme, tête tournée vers la droite (il ne regarde pas dans la même direction que ses congénères), donc hors champ, incite le spectateur à regarder ailleurs. Il est celui qui n’utilise pas sa bouche, contrairement aux autres, mais ses yeux, vecteur, par essence, du cinéma. Spielberg commence à cet instant sa mise en perspective et le « grain de sable » qui va détourner de l’habitude, du quotidien, de l’enfance (adolescence) est un regard vers l’extérieur du groupe, vers l’autre qui n’est pas dans la mondanité mais vers une singularité. Le cinéma, c’est ce regard de biais vers la différence, vers d’autres possibles. Spielberg dirige notre attention vers cet obscur objet du désir. Il est de ces metteurs en scène qui se servent du réel pour l’amplifier pour lui donner une autre dimension, par le regard détourné qu’il suggère.
Premier cut (coupe) pour voir le contrechamp : une personne aux cheveux longs que l’on met un certain temps à identifier comme étant une jeune femme. Elle sourit au jeune homme qui a "osé défier la tribu", puis se lève. Nouveau cut, la caméra va suivre les deux personnages dans un travelling latéral (gauche-droite), devant une barrière de bois plantée dans le sable dont les piquets verticaux acérés et pointus suivent le mouvement de la dune, évoquant une ligne ondulante mais inquiétante. La composition du cadre, lignes horizontales et verticales associées à un mouvement latéral (travelling) inscrit les deux personnages dans une dynamique expressionniste. Une invitation à un bain de minuit, une tentation vers le plaisir ultime. Quoi de plus banal et normal, deux adolescents qui cherchent à croquer le fruit interdit, ce désir, métaphore de ce qu'est le cinéma. Ce qui distingue les deux personnages se reflète dans la différence du traitement cinématographique. Les plans de la jeune femme sont associés à une fluidité (montage raccord, sans heurt) et son corps s’immerge dans l'océan du désir avec une grâce infinie. On admirera la beauté des plans de son corps flottant littéralement dans l'eau, plans qui confèrent à cette scène une inédite originalité. La contre-plongée immergée dévoile son corps dans une perspective en trois dimensions. A contrario, les plans rattachés au jeune homme ivre sont saccadés et heurtés (il n'y a qu'à observer sa chute de la dune, puis sa façon de se déshabiller sur le bord de la plage, c'est-à-dire 'au pied du lit' pour s'en convaincre). Il en va de même des mots qu'il emploie. Impuissant, il reste sur cette plage où il va s'endormir, comme un enfant.
Ce que fait apparaître ici le réalisateur est une volonté de soumettre le spectateur à la frustration de son désir, à l'instar de cette scène amoureuse avortée. Il sait qu'un désir assouvi est une libération des tensions, un apaisement, une résolution des conflits psychiques (Cf S. Freud). Or, il veut nous emmener ailleurs et il ne peut faire renaître un désir qu'en maintenant cette tension. En faisant surgir des fonds marins une pulsion mortifère et non identifiable, il alimente et maintient toute l'attention et la tension du spectateur par l'angoisse qu'elles suscitent.
"Aussi
étrange que cela paraisse, je crois que l'on devrait envisager la
possibilité que quelque chose, dans la nature même de la pulsion
sexuelle, ne soit pas favorable à la réalisation de la pleine
satisfaction".
Freud, Psychologie de la vie amoureuse.
Le féminin contre le masculin, la mer contre la terre.
Le jeune homme ainsi frustré va rester sur la plage incapable de se déshabiller sous l'emprise de l'alcool. Finalement il est resté comme les autres, dans un même état. Il reste immobile et jouit oralement ("I'm coming, I'm coming…", jeu sur la polysémie de l'expression). La jeune femme libre et libérée plonge dans l'eau avec grâce et fluidité. Les plans qui la concernent sont d'une beauté paradisiaque. Elle vit ce moment avec intensité et délectation, telle une danseuse aquatique. Elle a franchi le pas vers l'au-delà et Spielberg s'empare de son sujet pour la confronter à sa vérité, elle s'est trop approchée de l'interdit. Elle va en subir les conséquences car ce que vise le réalisateur est le symbole d'une Amérique puritaine qui s'en prend à la jeunesse et où le mal, incarné ici par le requin tueur, est caché et imprévisible. La tranquillité des habitants d'Amity va être perturbée par l'élément exogène qui s'attaque en premier lieu à une jeune femme pleine de désir puis à un jeune garçon qui s'amuse dans l'eau (séquence 2).
Ces 2 premières victimes du mal représentent l'innocence du devenir, chère à Nietzsche; des êtres qui ne demandent qu'à exprimer leur puissance en s'accomplissant en tant qu'être. Brody, le père de falmille, assiste, impuissant, au meurtre du jeune garçon, puni de n'avoir pas obéi à sa mère. Brody c'est l'Amérique protectrice, qui cherche à écarter le mal par une justice droite et loyale (c'est-à-dire la vision du cinéma classique américain Fordien). L'opposition qui va apparaître entre le maire, qui ne recherche que le profit économique (Amérique libérale) au détriment du bien être et surtout de la sécurité de ses concitoyens, et Brody, seul ou presque contre la vérité, fait émerger une nécessité, récurrente dans le cinéma américain : la naissance du héros solitaire face au mal inconnu.
C'est dans cette lutte que Brody va se réaliser en tant que héros "ordinaire", bon père de famille et mari modèle.
Cette scène « érotique » peut être considérée comme un remake de la traditionnelle scène d'amour d'un film classique. Spielberg rend également hommage à un maître, Hitchcock, et notamment à la séquence de la douche dans Psychose. Ces deux séquences sont en tout point comparables et construites selon un même schéma : A/B/A (séduction sereine, orgasme, plénitude). Une première partie où règne un calme apparent, et où le réalisateur opère sur la spectateur une forme de séduction. Une seconde où la tension monte pour atteindre un point culminant, scène d'une extrême violence (climax). Enfin, une troisième partie montre une plénitude retrouvée.
Dans Psychose, Marion, une jeune femme "coupable" est "punie" pour avoir volé 10000 dollars à son patron et s'être enfuie dans un motel, source d'un mal dont elle ne se sortira pas. Elle prend une douche. Le découpage et la bande son de cette scène focalisent notre attention au plus haut point. Il faut noter que pour l'époque (1960), cette scène possède un pouvoir érotique subversif. Elle se fait assassiner par une ombre (cachée derrière un rideau de douche) qui tient un couteau. Puis, le calme après la tempête, l’eau coule dans le siphon de la baignoire.
Dans Les dents de la mer, une jeune femme attire un homme "dans ses filets" à des fins séductrices pour être happée par les forces maléfiques des fonds marins. Un monstre marin joue avec son corps semblable à une poupée pour l'achever au bout de ses dents acérées. La mer est à nouveau calme. Fondu enchaîné, ellipse temporelle. Sur la droite de l’écran surgit un homme (tête) de dos (Brody) qui regarde par la fenêtre cette même mer calme et inquiétante, le matin au réveil. N'était-ce pas finalement qu'un cauchemar ?
SL
- Fiche technique du film
Titre original : Jaws Titre de travail : Stillness in the Water
Titre français : Les Dents de la mer
Réalisation : Steven Spielberg Tom Joyner (1er assistant réalisateur), Barbara Bass (2e assistant réalisateur)
Scénario : Peter Benchley et Carl Gottlieb ; Howard Sackler, John Milius et Robert Shaw pour le monologue sur l'USS Indianapolis (non crédités) d'après le roman de Peter Benchley
Direction artistique : Joe Alves
Décors : John M. Dwyer
Costumes et maquillage : Cinematique
Photographie : Bill Butler ; Rexford Metz (prises de vue sous-marines), Ron et Valerie Taylor (vues sous-marines de vrais requins)
Effets spéciaux : Robert A. Mattey
Son : John R. Carter et Robert Hoyt (enregistrement effectué à : Westrex Recording System)
Montage : Verna Fields (chef monteuse), Jeff Gourson (assistant monteur)
Musique : John Williams
Production : Richard D. Zanuck et David Brown ; Jim Fargo (délégué)
Sociétés de production : Universal Pictures ; Zanuck-Brown Productions
Budget : 8 000 000 USD
Pays d'origine : États-Unis
Langue : anglais
Format : Couleurs (Technicolor) - 35 mm (Panavision) - 2,35:1 - son mono
Genres : Aventure, horreur, thriller
Durée : 124 minutes
Dates de tournage : mai à décembre 1974
Dates de sortie :
États-Unis : 20 juin 1975
Royaume-Uni : 26 décembre 1975
France : 1er janvier 1976
Classifications :
Belgique : 16
Canada : ( Manitoba : PG, Nouvelle-Écosse : R (classification initiale) puis 14 (changement de classification en 1995), Ontario : AA, Québec : 13+)
États-Unis : PG
France : 18 à sa sortie, puis 12
Sauf indication contraire ou complémentaire, les informations mentionnées dans cette section proviennent de la base de données IMDb.
Source : Wikipédia
B/ PROGRAMME DE PHILOSOPHIE
- Notions du programme
- L'existence et le temps
- Le désir
- L'inconscient
- Le vivant
- Notions philosophiques induites
- La mort
- Le divertissement
- L'angoisse
- La pulsion
- Principe de réalité et principe de plaisir
- Sujets de philosophie
- Sujets possibles :
- Si le désir est l'essence de l'homme, y-a-t-il un sens à vouloir le maîtriser?
- Apprendre à mourir, est-ce apprendre à vivre ?
- Qu’est-ce qui peut donner du sens à l’existence ?
- Faut-il éviter de penser à la mort pour mieux profiter du moment présent ?
- Dans quelle mesure la recherche du plaisir peut-elle permettre de chasser l’angoisse ?
- Sujet traité avec corrigé :
- Faut-il éviter de penser à la mort pour mieux profiter du moment présent ?
- Analyse du sujet :
Un des pièges dans lesquels tombent de nombreux devoirs est le découpage du sujet en plusieurs segments. Il ne faut pas traiter séparément « la mort » et « le moment présent » dans les deux premières parties, avant de les rassembler dans une troisième qui serait alors la seule réellement dans le sujet. Il s’agit ici de bien penser le problème dans son intégralité. Le sujet ne demande pas simplement s’il faut, de manière générale, éviter de penser à la mort, mais s’il faut l’éviter pour mieux profiter du présent. La comparaison des avantages et des inconvénients de la pensée de la mort doit donc, tout au long du devoir, être toujours rapportée à la manière dont nous profitons du moment présent.
- Problématique :
Dès que la conscience de la mort s’éveille chez l’enfant elle suscite une angoisse profonde qui est d’abord conjurée par les parents en la renvoyant à la vieillesse. Cependant chacun peut faire l’expérience de sa survenue brutale à tout âge, à l’occasion d’un accident ou d’une maladie. Cette possibilité menaçante redouble l’angoisse, à laquelle on ne peut espérer échapper qu’en s’occupant l’esprit et en « profitant du moment présent ». Cependant, peut-on réellement éviter quelque chose sans l’avoir constamment à l’esprit et cette tentative d’éviter de penser à la mort ne risque-t-elle pas de s’avérer désastreuse ? Inversement, le moment présent ne pourrait-il pas prendre plus de valeur en prenant conscience de sa fragilité qu’en évitant de penser à la mort ? Faut-il éviter de penser à la mort pour mieux profiter du moment présent ?
- Plan :
1. Pourquoi fait-on le choix de l’insouciance en se disant : « Mieux vaut ne pas y penser » ?
- L’homme est le seul animal qui sait, dés son enfance et donc bien à l’avance, qu’il mourra nécessairement un jour. Ce savoir est même la seule certitude qu’il ait sur son avenir. En effet, comme la mort peut survenir à tout moment (Heidegger : « dés qu’un homme est né, il est assez vieux pour mourir », Être et temps.) tout autre évènement devient incertain. Mais il est invivable pour nous de nous représenter tout projet comme incertain. Aussi devons-nous naturellement chasser la pensée de la mort pour vivre dés à présent.
- La pensée de la mort est notre angoisse principale car la fin de notre existence est la fin de tout pour nous. Or cette fin est littéralement impensable car nous ne pouvons nous représenter notre propre inexistence tant que nous existons, ce qui est bien le cas pour le moment. Cependant loin de nous rassurer, le caractère irreprésentable de la mort renforce l’angoisse car ce qui distingue l’angoisse de la peur c’est que cette dernière a un objet précis et connu. (Cf. Kierkegaard, Le concept d’angoisse.)
- La menace de l’angoisse est alors aussi forte que celle de la mort elle-même, nous redoutons d’être débordés par elle. Sans objet représentable, indéfinie, l’angoisse semble potentiellement infinie et capable de nous engloutir jusqu’à la folie. Aussi sommes-nous prêts à nous jeter tout de suite dans n’importe quelle activité qui pourra détourner notre pensée d’elle, y compris des activités très pénibles du moment qu’elles occuperont notre esprit. C’est ce que B. Pascal appelle le « divertissement », Cf. les Pensées. Loin d’éviter de penser à la mort pour profiter du moment présent, nous profitons du moment présent pour éviter de penser à la mort.
2. En quoi le choix de l’insouciance nous place en fait sous une « épée de Damoclès » ?
- Le choix de ne pas y penser permet de renvoyer la mort dans un futur lointain et incertain et, dans un premier temps, permet ainsi de se consacrer pleinement au moment présent, sans que celui-ci soit gâché par l’angoisse. Il est bien évident, cependant, que nous ne faisons que repousser l’échéance et que cette tactique sera de plus en plus difficile à maintenir au fur et à mesure que nous avançons en âge et que nous voyons « partir » autour de nous les personnes que nous avons connues.
- Cette attitude se heurte, par ailleurs, à un problème fondamental : on ne peut éviter quelque chose qu’en sachant où se trouve cette chose. Eviter de regarder quelque chose en face suppose de savoir où se trouve cette chose, pour s’appliquer à regarder ailleurs. Ainsi, alors même que l’on s’évertue à « penser à autre chose » on ne perd jamais réellement de vue notre condition de mortel. C’est même la conscience persistante de notre condition mortelle qui nous pousse à nous précipiter dans des actions présentes pour l’oublier.
- Justement ce désir frénétique d’échapper à l’angoisse de mort est une source majeure de prise de risque. Paradoxalement, l’homme se met en danger pour échapper à l’angoisse de mort. Blaise Pascal l’avait déjà signalé dans les Pensées. Alain l’a confirmé dans ses Propos et dans Mars, ou la guerre jugée. Lui qui a connu la guerre de 14-18, remarque que le plus insupportable était l’attente et que beaucoup préféraient se jeter dans l’assaut. Les conduites à risques, particulièrement fréquentes chez les adolescents, s’expliquent ainsi comme un moyen de conjurer l’angoisse en se convaincant de son invulnérabilité.
3. Comment l’angoisse de mort peut-être le moyen de donner plus d’intensité au moment présent.
- La tactique consistant à éviter de penser à la mort est largement illusoire. C’est sa raison d’être : elle doit protéger notre présent en faisant comme si la mort n’existait pas. D’où notre étonnement à chaque fois que celle-ci resurgit à l’occasion d’un tragique évènement. L’illusion créée en « pensant à autre chose » et en particulier au « moment présent » est-elle-même illusoire car incapable en fait de supprimer totalement le spectre de la mort. On peut certes éviter d’être obsédé par elle, on peut la renvoyer à l’arrière plan, momentanément, mais on ne peut pas l’effacer totalement.
- On peut quelquefois expérimenter un retournement de situation important : la conscience de la mort rend le moment présent particulièrement intense. C’est parce que nous savons que ce moment est fugitif, unique, qu’il est particulièrement précieux et que nous lui accordons de l’attention. Certes cette conscience est assombrie par la perspective de la perte irrémédiable mais, sans celle-ci, ne risquerions-nous pas traverser ce moment sans même nous en apercevoir ?
- La mort n’est pas seulement une menace future, c’est la disparition continuelle de toute chose dans le passé et hors de la mémoire. Notre enfance n’est plus, elle a doublement disparue dans la mesure où nous ne nous en souvenons même plus clairement. Or nous nous souvenons d’autant moins des choses que nous les avons vécues sans attention, dans la précipitation, la préoccupation et la frénésie. Ainsi ceux qui se divertissent dans l’amusement ou le travail, de façon à « ne pas penser », « ne pas trop réfléchir », risquent fort de traverser l’existence sans la voir. Or comme Socrate l’explique à son procès, tel que Platon le relate dans Apologie de Socrate : « Une vie sans examen ne vaut pas la peine d’être vécue ».
- Conclusion :
L’angoisse de mort est tellement forte qu’il est vital de la repousser par le divertissement. Cependant l’inconscience ne peut jamais être totale et si jamais cela était le cas, notre existence ne serait pas différente de celle d’une pierre et, du coup, diffèrerait peu de la mort elle-même. L’existence humaine est ainsi faite qu’on ne peut échapper totalement à l’angoisse de mort et que les moyens par lesquels on cherche à lui échapper peuvent s’avérer désastreux. On ne peut cependant la supporter qu’en lui donnant un sens, c’est pourquoi « philosopher, c’est apprendre à mourir » comme le fait dire Platon à Socrate dans le Phédon.
Philosophes concernés
- Blaise Pascal
- Sören Kierkegaard
- Arthur Schopenhauer
- Sigmund Freud
- Martin Heidegger
- Liens avec d'autres films du cycle
C/ TESTS ET EXERCICES
- Questions de recherches cinématographiques
- Quels autres animaux, source d’angoisse, ont fait l’objet de films ?
- Quels animaux, qui n’ont pas encore été utilisés, pourraient selon toi faire l’objet de très bons films d’angoisse, pourquoi ?
- Peut-on imaginer des films d’angoisse où la menace ne serait pas animale (ni extraterrestre) ? Attention à ne pas confondre angoisse et catastrophe…
- Questions de culture philosophique
- Concernant l’angoisse de mort les philosophes ont recherché des réponses apaisantes. Attribue au bon philosophe le propos qui lui correspond :
- Epicure
- Spinoza
- Platon
- Wittgenstein
- « Philosopher c’est apprendre à mourir »
- « La mort n’est rien pour nous »
- « La mort n’est pas un évènement de la vie »
- « Le vrai philosophe médite sur la vie »
- Quel concept philosophique pourrait aider à comprendre pourquoi nous payons pour aller voir ce qui va nous angoisser ?
- Mimésis
- Conatus
- Cogito
- Catharsis
- Sublimation
- Idéologie
- Ressentiment
- Projection
- Qui en est l’auteur ?
- Platon
- Spinoza
- Freud
- Marx
- Aristote
- Nietzsche
- Descartes
- Suggestions et réponses
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