Séance N°2 : 19 Janvier 2016
Fenêtre sur cour
A. Hitchcock
1955
A/ ÉTUDE DU FILM
Le morceau de cire
Dans ce texte fameux, Descartes explique que percevoir, au sens usuel du terme, n'est pas encore connaître, car les sensations sont fugitives et contradictoires. Pour identifier la cire, je dois juger. Connaître c'est juger. La véritable "perception" (par laquelle on reconnaît la cire) est une "inspection de l'esprit".
"Commençons par la considération des choses les plus communes, et que nous croyons comprendre le plus distinctement, à savoir les corps que nous touchons et que nous voyons. Je n'entends pas parler des corps en général, car ces notions générales sont d'ordinaire plus confuses, mais de quelqu'un en particulier. Prenons pour exemple ce morceau de cire qui vient d'être tiré de la ruche : il n'a pas encore perdu la douceur du miel qu'il contenait, il retient encore quelque chose de l'odeur des fleurs dont il a été recueilli ; sa couleur, sa figure, sa grandeur, sont apparentes ; il est dur, il est froid, on le touche, et si vous le frappez, il rendra quelque son. Enfin, toutes les choses qui peuvent distinctement faire connaître un corps se rencontrent en celui-ci.
Mais voici que, cependant que je parle, on l'approche du feu : ce qui y restait de sa saveur s'exhale, l'odeur s'évanouit, sa couleur se change, sa figure se perd, sa grandeur augmente, il devient liquide, il s'échauffe, à peine le peut-on toucher, et quoiqu'on le frappe, il ne rendra plus aucun son. La même cire demeure-t-elle après ce changement ? Il faut avouer qu'elle demeure et personne ne le peut nier. Qu'est-ce donc que l'on connaissait en ce morceau de cire avec tant de distinction ? Certes ce ne peut être rien de tout ce que j'y ai remarqué par l'entremise des sens, puisque toutes les choses qui tombaient sous le goût, ou l'odorat, ou la vue, ou l'attouchement ou l’ouïe, se trouvent changées, et cependant la même cire demeure.
Peut-être était-ce ce que je pense maintenant, à savoir que la cire n'était pas ni cette douceur de miel, ni cette agréable odeur de fleurs, ni cette blancheur, ni cette figure, ni ce son, mais seulement un corps qui un peu auparavant me paraissait sous ces formes, et qui maintenant se fait remarquer sous d'autres. Mais qu'est-ce, précisément parlant, que j'imagine, lorsque je la conçois en cette sorte ? Considérons-la attentivement, et éloignant toutes les choses qui n'appartiennent point à la cire, voyons ce qui reste. Certes il ne demeure rien que quelque chose d'étendu, de flexible et de muable. Or, qu'est-ce que cela : flexible et muable ? N'est-ce pas que j'imagine que cette cire, étant ronde, est capable de devenir carrée, et de passer du carré en une figure triangulaire ? Non certes, ce n'est pas cela, puisque je la conçois capable de recevoir une infinité de semblables changements et je ne saurais néanmoins parcourir cette infinité par mon imagination, et par conséquent cette conception que j'ai de la cire ne s'accomplit pas par la faculté d'imaginer.
Qu'est-ce maintenant que cette extension ? N'est-elle pas aussi inconnue, puisque dans la cire qui se fond elle augmente, et se trouve encore plus grande quand elle est entièrement fondue, et beaucoup plus encore quand la chaleur augmente davantage ? Et je ne concevrais pas clairement et selon la vérité ce que c'est que la cire, si je ne pensais qu'elle est capable de recevoir plus de variétés selon l'extension, que je n'en ai jamais imaginé. Il faut donc que je tombe d'accord, que je ne saurais pas même concevoir par l'imagination ce que c'est que cette cire, et qu'il n'y a que mon entendement seul qui le conçoive ; je dis ce morceau de cire en particulier, car pour la cire en général, il est encore plus évident.
Or quelle est cette cire qui ne peut être conçue que par l'entendement ou l'esprit ? Certes c'est la même que je vois, que je touche, que j'imagine, et la même que je connaissais dès le commencement. Mais ce qui est à remarquer, sa perception, ou bien l'action par laquelle on l'aperçoit n'est point une vision, ni un attouchement, ni une imagination, et ne l'a jamais été, quoiqu'il semblât ainsi auparavant, mais seulement une inspection de l'esprit, laquelle peut être imparfaite et confuse, comme elle était auparavant, ou bien claire et distincte, comme elle est à présent, selon que mon attention se porte plus ou moins aux choses qui sont en elle et dont elle est composée."
R. Descartes, Méditations métaphysiques (1641),
Anticipation et perception
Alain, Eléments de philosophie, I, chapitre 1.
1955
A/ ÉTUDE DU FILM
- Commentaire philosophique
Connu comme le « maître du suspense » Hitchcock construit, avec Fenêtre sur cour,
une sorte de mise en abîme ou de démultiplication, en miroir, de
celui-ci. Tout le film repose sur l’observation. Jeff, ce photographe
habitué à saisir, au cœur de l’action, des accidents spectaculaires ou
des essais nucléaires, se trouve coincé chez lui en pleine canicule.
Immobilisé dans la moiteur et la lourdeur estivale qui conduit tout son
voisinage à vivre fenêtres ouvertes, quand ce n’est pas à dormir dehors,
Jeff reste allongé jour et nuit et trompe l’ennui en observant ses
voisins. Par une nuit d’orage, il s’étonne des allées et venues du
représentant de commerce qui se disputait avec sa femme. On ne voit plus
celle-ci, l’a-t-il assassinée ? Mais n’est-ce pas plutôt Jeff qui a
rêvé ? Ne prend-il pas ses désirs pour la réalité, lui qui a tant besoin
d’action et d’aventure ? Ainsi le suspense policier classique, qui
consiste à démasquer le criminel, se dédouble : est-ce qu’il y a
réellement eu crime ? Est-ce que Jeff a raison ou se fait-il des idées?
Ces questions peuvent d’autant plus se poser que le spectateur,
immobilisé comme Jeff devant son écran, n’a peut-être pas remarqué
grand-chose cette fameuse nuit : une silhouette portant une valise dans
le noir, sous la pluie, dans des escaliers étroits entre deux immeubles,
rien de spectaculaire. Pour prêter de l’importance à cela il faut «
avoir l’œil », c’est-à-dire être porté déjà par sa profession à être
attentif, à reconnaître ce qui peut avoir de l’intérêt, et il faut être
disponible, ne pas avoir l’esprit ailleurs. Or, justement, problème :
Jeff a la compétence, il a la motivation, mais son immobilité associée à
la chaleur le conduit à somnoler et ses observations sont entrecoupées
de phases de sommeil, a-t-il bien vu ou a-t-il rêvé ? Et, par ailleurs,
sa compétence et sa motivation ne peuvent-elles pas, justement, rendre
suspecte son interprétation ? Si, comme le dit Alain : « tout est
anticipation dans la perception des choses », Jeff n’a-t-il pas un peu
trop anticipé qu’il se passe quelque chose pour que sa perception soit
crédible ?
Il ne suffit pas d’avoir les yeux ouverts pour y voir. « L’œil ne voit rien » disait Descartes dans ses Méditations métaphysiques,
ce n’est pas, en effet, l’œil lui-même qui voit, mais le sujet.
C’est-à-dire la personne, en tant qu’elle est consciente d’elle-même et
de ce qu’elle fait. Si le spectateur est plongé dans ses soucis il peut
rester les yeux ouverts sans ne rien voir, il pense à autre chose. Même
s’il est concentré sur ce qui se passe sur l’écran il va voir ce qu’il
est venu chercher : un moment de détente et de divertissement en se
laissant porter par une histoire ? Alors il plongera sans recul parmi
les personnages vivant autour de cette cour. L’écran est lui-même la
fenêtre qui nous ouvre sur d’autres vies, mais le but du spectateur, en
général, n’est pas de les observer avec l’œil critique cherchant à
percer les failles du décor et les techniques du réalisateur. Le
spectateur veut y croire, il veut être dupe, et le talent du réalisateur
consistera à lui faire prendre pour une vraie cour d’immeubles, dont
une ruelle étroite laisse entrevoir en perspective la circulation animée
des camions, l’eau jaillissant d’une bouche d’incendie, d’une grande
avenue, ce qui n’est qu’un studio de cinéma. Autre suspense : le
spectateur parviendra t-il à savoir si le meurtre a bien eu lieu, avant
que l’énigme soit résolue par les personnages ?
Cette
cour d’immeuble n’est pas une vraie cour, ce photographe est un acteur
qui joue un photographe. Toute cette histoire n’est qu’une fiction. Dans
cette fiction le personnage pense avoir assisté à un meurtre, y a-t-il
eu un vrai meurtre qu’il débusque grâce à son voyeurisme ou son enquête
n’est-elle que la justification a posteriori de celui-ci en même temps
qu’un moyen de retrouver le frisson tant désiré de l’aventure ? Le
personnage se fait-il un film dans le film ? Le génie d’Hitchcock est de
conduire le spectateur à s’inquiéter de la véracité des perceptions du
personnage qu’il perçoit.
P.F
- Textes philosophiques
Le morceau de cire
Dans ce texte fameux, Descartes explique que percevoir, au sens usuel du terme, n'est pas encore connaître, car les sensations sont fugitives et contradictoires. Pour identifier la cire, je dois juger. Connaître c'est juger. La véritable "perception" (par laquelle on reconnaît la cire) est une "inspection de l'esprit".
"Commençons par la considération des choses les plus communes, et que nous croyons comprendre le plus distinctement, à savoir les corps que nous touchons et que nous voyons. Je n'entends pas parler des corps en général, car ces notions générales sont d'ordinaire plus confuses, mais de quelqu'un en particulier. Prenons pour exemple ce morceau de cire qui vient d'être tiré de la ruche : il n'a pas encore perdu la douceur du miel qu'il contenait, il retient encore quelque chose de l'odeur des fleurs dont il a été recueilli ; sa couleur, sa figure, sa grandeur, sont apparentes ; il est dur, il est froid, on le touche, et si vous le frappez, il rendra quelque son. Enfin, toutes les choses qui peuvent distinctement faire connaître un corps se rencontrent en celui-ci.
Mais voici que, cependant que je parle, on l'approche du feu : ce qui y restait de sa saveur s'exhale, l'odeur s'évanouit, sa couleur se change, sa figure se perd, sa grandeur augmente, il devient liquide, il s'échauffe, à peine le peut-on toucher, et quoiqu'on le frappe, il ne rendra plus aucun son. La même cire demeure-t-elle après ce changement ? Il faut avouer qu'elle demeure et personne ne le peut nier. Qu'est-ce donc que l'on connaissait en ce morceau de cire avec tant de distinction ? Certes ce ne peut être rien de tout ce que j'y ai remarqué par l'entremise des sens, puisque toutes les choses qui tombaient sous le goût, ou l'odorat, ou la vue, ou l'attouchement ou l’ouïe, se trouvent changées, et cependant la même cire demeure.
Peut-être était-ce ce que je pense maintenant, à savoir que la cire n'était pas ni cette douceur de miel, ni cette agréable odeur de fleurs, ni cette blancheur, ni cette figure, ni ce son, mais seulement un corps qui un peu auparavant me paraissait sous ces formes, et qui maintenant se fait remarquer sous d'autres. Mais qu'est-ce, précisément parlant, que j'imagine, lorsque je la conçois en cette sorte ? Considérons-la attentivement, et éloignant toutes les choses qui n'appartiennent point à la cire, voyons ce qui reste. Certes il ne demeure rien que quelque chose d'étendu, de flexible et de muable. Or, qu'est-ce que cela : flexible et muable ? N'est-ce pas que j'imagine que cette cire, étant ronde, est capable de devenir carrée, et de passer du carré en une figure triangulaire ? Non certes, ce n'est pas cela, puisque je la conçois capable de recevoir une infinité de semblables changements et je ne saurais néanmoins parcourir cette infinité par mon imagination, et par conséquent cette conception que j'ai de la cire ne s'accomplit pas par la faculté d'imaginer.
Qu'est-ce maintenant que cette extension ? N'est-elle pas aussi inconnue, puisque dans la cire qui se fond elle augmente, et se trouve encore plus grande quand elle est entièrement fondue, et beaucoup plus encore quand la chaleur augmente davantage ? Et je ne concevrais pas clairement et selon la vérité ce que c'est que la cire, si je ne pensais qu'elle est capable de recevoir plus de variétés selon l'extension, que je n'en ai jamais imaginé. Il faut donc que je tombe d'accord, que je ne saurais pas même concevoir par l'imagination ce que c'est que cette cire, et qu'il n'y a que mon entendement seul qui le conçoive ; je dis ce morceau de cire en particulier, car pour la cire en général, il est encore plus évident.
Or quelle est cette cire qui ne peut être conçue que par l'entendement ou l'esprit ? Certes c'est la même que je vois, que je touche, que j'imagine, et la même que je connaissais dès le commencement. Mais ce qui est à remarquer, sa perception, ou bien l'action par laquelle on l'aperçoit n'est point une vision, ni un attouchement, ni une imagination, et ne l'a jamais été, quoiqu'il semblât ainsi auparavant, mais seulement une inspection de l'esprit, laquelle peut être imparfaite et confuse, comme elle était auparavant, ou bien claire et distincte, comme elle est à présent, selon que mon attention se porte plus ou moins aux choses qui sont en elle et dont elle est composée."
R. Descartes, Méditations métaphysiques (1641),
méditation II, Garnier p. 423 - 424.
"Je
ne puis identifier sans plus ce que je perçois et la chose même... La
couleur rouge de l'objet que je regarde est et restera toujours connue
de moi seul. Je n'ai aucun moyen de savoir si l'impression colorée qu'il
donne à d'autres est identique à la mienne. Nos confrontations
intersubjectives ne portent que sur la structure intelligible du monde
perçu : je ne puis m'assurer qu'un autre spectateur emploie le même mot
que moi pour désigner la couleur de cet objet, et le même mot d'autre
part pour qualifier une série d'autres objets que j'appelle aussi des
objets rouges. Mais il pourrait se faire que, les rapports étant
conservés, la gamme des couleurs qu'il perçoit fût en tout différente de
la mienne. Or, c'est quand les objets me donnent l'impression
originaire du « senti », quand ils ont cette manière directe de
m'attaquer, que je les dis existants. Il résulte de là que la
perception, comme connaissance des choses existantes, est une conscience
individuelle et non pas la conscience en général dont nous parlions
plus haut. Cette masse sensible dans laquelle je vis quand je regarde
fixement un secteur du champ sans chercher à le reconnaître, le « ceci »
que ma conscience vise sans paroles n'est pas une signification ou une
idée, bien qu'il puisse ensuite servir de point d'appui à des actes
d'explicitation logique et d'expression verbale. Déjà quand je nomme le
perçu ou quand je le reconnais comme une chaise ou comme un arbre, je
substitue à l'épreuve d'une réalité fuyante, la subsomption sous un
concept, déjà même, quand je prononce le mot « ceci », je rapporte une
existence singulière et vécue à l'essence de l'existence vécue. [...] Si
deux sujets placés l'un près de l'autre regardent un cube de bois, la
structure totale du cube est la même pour l'un et pour l'autre, elle a
valeur de vérité intersubjective et c'est ce qu'ils expriment en disant
tous deux qu'il y a là un cube. Mais ce ne sont pas les mêmes côtés du
cube qui, chez l'un et chez l'autre, sont vus et sentis. Et nous avons
dit que ce « perspectivisme » de la perception n'est pas un fait
indifférent, puisque sans lui les deux sujets n'auraient pas conscience
de percevoir un cube existant et subsistant au-delà des contenus
sensibles."
Percevoir c'est interpréter
Maurice Merleau-Ponty,
Structure du comportement, P.U.F. © 1942.
Structure du comportement, P.U.F. © 1942.
Percevoir c'est interpréter
"C'est
toujours vieilli que l’œil aborde son activité, obsédé par son propre
passé et par les insinuations anciennes et récentes de l'oreille, du
nez, de la langue, des doigts, du cœur et du cerveau. Il ne fonctionne
pas comme un instrument solitaire et doté de sa propre énergie, mais
comme un membre soumis d'un organisme complexe et capricieux. Besoins et
préjugés ne gouvernent pas seulement sa manière de voir mais aussi le
contenu de ce qu'il voit. Il choisit, rejette, organise, distingue,
associe, classe, analyse, construit. Il saisit et fabrique plutôt qu'il
ne reflète; et les choses qu'il saisit et fabrique, il ne les voit pas
nues comme autant d'éléments privés d'attributs, mais comme des objets,
comme de la nourriture, comme des gens, comme des ennemis, comme des
étoiles, comme des armes. Rien n'est vu tout simplement, à nu. Les
mythes de l’œil innocent et du donné absolu sont de fieffés complices.
Tout deux renforcent l'idée, d'où ils dérivent, que savoir consiste à
élaborer un matériau brut reçu par les sens, et qu'il est possible de
découvrir ce matériau brut soit au moyen de rites de purification, soit
par une réduction méthodique de l'interprétation. Mais recevoir et
interpréter ne sont pas des opérations séparables; elles sont
entièrement solidaires. La maxime kantienne fait ici écho : l’œil
innocent est aveugle et l'esprit vierge vide. De plus, on ne peut
distinguer dans le produit fini ce qui a été reçu et ce qu'on a ajouté.
On ne peut extraire le contenu en pelant les couches de commentaires."
Tout est fabriqué et tout est naturel chez l'homme
"L'usage qu'un homme fera de son corps est transcendant à l'égard de ce corps comme être simplement biologique. Il n'est pas plus naturel ou pas moins conventionnel de crier dans la colère ou d'embrasser dans l'amour que d'appeler table une table. Les sentiments et les conduites passionnelles sont inventés comme les mots. Même ceux qui, comme la paternité, paraissent inscrits dans le corps humain sont en réalité des institutions. Il est impossible de superposer chez l'homme une première couche de comportements que l'on appellerait « naturels » et un monde culturel ou spirituel fabriqué. Tout est fabriqué et tout est naturel chez l'homme, comme on voudra dire, en ce sens qu'il n'est pas un mot, pas une conduite qui ne doive quelque chose à l'être simplement biologique – et qui en même temps ne se dérobe à la simplicité de la vie animale, ne détourne de leur sens les conduites vitales, par une sorte d'échappement et par un génie de l'équivoque qui pourraient servir à définir l'homme. Déjà la simple présence d'un être vivant transforme le monde physique, fait apparaître ici des « nourritures », ailleurs une « cachette », donne aux « stimuli » un sens qu'ils n'avaient pas. À plus forte raison la présence d'un homme dans le monde animal. Les comportements créent des significations qui sont transcendantes à l'égard du dispositif anatomique, et pourtant immanentes au comportement comme tel puisqu'il s'enseigne et se comprend. On ne peut pas faire l'économie de cette puissance irrationnelle qui crée des significations et qui les communique. La parole n'en est qu'un cas particulier."
Goodman (Nelson), Langages de l'art, 1968
Tout est fabriqué et tout est naturel chez l'homme
"L'usage qu'un homme fera de son corps est transcendant à l'égard de ce corps comme être simplement biologique. Il n'est pas plus naturel ou pas moins conventionnel de crier dans la colère ou d'embrasser dans l'amour que d'appeler table une table. Les sentiments et les conduites passionnelles sont inventés comme les mots. Même ceux qui, comme la paternité, paraissent inscrits dans le corps humain sont en réalité des institutions. Il est impossible de superposer chez l'homme une première couche de comportements que l'on appellerait « naturels » et un monde culturel ou spirituel fabriqué. Tout est fabriqué et tout est naturel chez l'homme, comme on voudra dire, en ce sens qu'il n'est pas un mot, pas une conduite qui ne doive quelque chose à l'être simplement biologique – et qui en même temps ne se dérobe à la simplicité de la vie animale, ne détourne de leur sens les conduites vitales, par une sorte d'échappement et par un génie de l'équivoque qui pourraient servir à définir l'homme. Déjà la simple présence d'un être vivant transforme le monde physique, fait apparaître ici des « nourritures », ailleurs une « cachette », donne aux « stimuli » un sens qu'ils n'avaient pas. À plus forte raison la présence d'un homme dans le monde animal. Les comportements créent des significations qui sont transcendantes à l'égard du dispositif anatomique, et pourtant immanentes au comportement comme tel puisqu'il s'enseigne et se comprend. On ne peut pas faire l'économie de cette puissance irrationnelle qui crée des significations et qui les communique. La parole n'en est qu'un cas particulier."
Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception
(5e partie, chapitre 6), Gallimard © 1945.
(5e partie, chapitre 6), Gallimard © 1945.
Anticipation et perception
@
« L’idée naïve de chacun, c’est qu’un paysage se présente à nous comme
un objet auquel nous ne pouvons rien changer, et que nous n’avons qu’à
en recevoir l’empreinte. Ce sont les fous seulement, selon l’opinion
commune, qui verront dans cet univers étalé des objets qui n’y sont
point ; et ceux qui, par jeu, voudraient mêler leurs imaginations aux
choses sont des artistes en paroles surtout, et qui ne trompent
personne. Quant aux prévisions que chacun fait, comme d’attendre un
cavalier si l’on entend seulement le pas du cheval, elles n’ont jamais
forme d’objet ; je ne vois pas ce cheval tant qu’il n’est pas visible
par les jeux de lumière ; et quand je dis que j’imagine le cheval, je
forme tout au plus une esquisse sans solidité, une esquisse que je ne
puis fixer. Mais, sur cet exemple même, la critique peut déjà s’exercer.
Si la vue est gênée par le brouillard, ou s’il fait nuit, et s’il se
présente quelque forme mal dessinée qui ressemble un peu à un cheval, ne
jurerait-on pas quelquefois qu’on l’a réellement vu, alors qu’il n’en
est rien ? Ici, une anticipation, vraie ou fausse, peut bien prendre
l’apparence d’un objet. Mais ne discutons pas si la chose perçue est
alors changée ou non, ou si c’est seulement notre langage qui nous jette
dans l’erreur ; car il y a mieux à dire, sommairement ceci, que tout
est anticipation dans la perception des choses. »
Alain, Eléments de philosophie, I, chapitre 1.
Perception du cube
@
« On soutient communément que c’est le toucher qui nous instruit, et
par constatation pure et simple, sans aucune interprétation. Mais il
n’en est rien. Je ne touche pas ce dé cubique. Non. Je touche
successivement des arêtes, des pointes, des plans durs et lisses, et
réunissant toutes ces apparences en un seul objet, je juge que cet objet
est cubique. (…) Je ne le vois jamais en même temps de partout, et
jamais les faces visibles ne sont colorées de même en même temps, pas
plus du reste que je ne les vois égales en même temps. Mais pourtant
c’est un cube que je vois, à faces égales, et toutes également blanches.
(…) Je reconnais six tâches noires sur une des faces. On ne fera pas
difficulté d’admettre que c’est là une opération d’entendement, dont les
sens fournissent seulement la matière. Il est clair que, parcourant ces
tâches noires, et retenant l’ordre et la place de chacune, je forme
enfin, et non sans peine au commencement, l’idée qu’elles sont six,
c’est-à-dire deux fois trois, qui font cinq et un. Apercevez-vous la
ressemblance entre cette action de compter et cette autre opération par
laquelle je reconnais que des apparences successives pour la main et
pour l’œil, me font connaître un cube ? Par où il apparaîtrait que la
perception est déjà une fonction d’entendement, et (…) que l’esprit le
plus raisonnable y met de lui-même bien plus qu’il ne croit. »
Alain, Eléments de philosophie, I, chapitre 1.
@
« De l’origine de notre notion de « connaissance ». L’explication
suivante m’a été suggérée dans la rue : j’entendais un homme du peuple
dire : « il m’a reconnu » - et je me demandais aussitôt : qu’est-ce que
le peuple peut bien entendre par connaissance ? Que veut-il, quand il
veut de la « connaissance » ? Rien d’autre que ceci : ramener quelque
chose d’étranger à quelque chose de connu. (…) Le connu signifie : ce à
quoi nous sommes assez habitués pour ne plus nous en étonner, notre vie
quotidienne, une règle quelconque dans laquelle nous serions engagés,
toute chose familière enfin : - qu’est-ce à dire ? Notre besoin de
connaissance ne serait-il pas justement ce besoin de déjà-connu ? La
volonté de trouver parmi tout ce qu’il y a d’étranger, d’extraordinaire,
de douteux, quelque chose qui ne soit plus pour nous un sujet
d’inquiétude ? Ne serait-ce pas l’instinct de la crainte qui nous incite
à connaître ?»
F. Nietzsche, Le gai savoir, V, § 355.
- Début du film (générique jusqu'à présentation cour immeuble et Jeff)
- Les allées et venues du voisin d'en face (rêve éveillé)
Hitchcock, créateur de forme. La perfectibilité de la perception.
Film sur l'essence même du cinéma, Fenêtre sur cour
nous invite, en tant que spectateur, à nous immerger au cœur de notre
imaginaire et à le questionner. Jeff, photographe cloué dans un fauteuil
suite à un accident, est l’œil incarné du réalisateur. Il scrute le
paysage qui s'offre directement à lui (cour de son immeuble) et que sa
vision permet de mieux connaître et donc de reconnaître. Cette cour
(métaphore condensée de la vie quotidienne dans un lieu unique , telle
une scène de théâtre), est source de plusieurs "tableaux vivants"
(comparables à des écrans de télévision) au travers desquels nous voyons
évoluer des personnages, aux reflets multiples, dans leur intimité et
leur banalité. On remarquera les archétypes représentés, pour la plupart
liés le milieu artistique (Greenwich village), excepté le représentant
de commerce (qui aura un rôle particulier). Habitué à des sensations
fortes, Jeff se trouve dans une position pour le moins inconfortable et
inhabituelle (frustration), où seuls sa vue et son esprit (donc sa
perception), ses fantasmes et son imaginaire constitueront le cœur de
l'intrigue. Modifiés par une sollicitation croissante de leur acuité,
ses sens seront la clé de voûte d'une résolution problématique, comme de
la nôtre, le spectateur évoluant en même temps. Jeff a besoin de voir
autre chose et doit faire surgir d'un ordinaire sans intérêt et sans
relief, que la vie possède par nature (par exemple la relation amoureuse
avec Lisa, même si nous - spectateurs - sommes fascinés), une part
extraordinaire (qui possède tous les attraits d'une existence ayant un
sens et pour le cinéma la raison d'être d'un film, une expérience sensationnelle).
Ces sens, ainsi que les nôtres, sont décuplés au fur et à mesure de
l'avancement de l'intrigue. Il devra s'adapter aux circonstances de la
réalité telle qu'elle se présente à lui. Et c'est par la vue, sens
premier pour Hitchcock, que tout va s'opérer (n'oublions pas que son
œuvre traverse toutes les époques et techniques du cinéma, du muet au
parlant et du noir et blanc à la couleur). Ce sens a besoin de se
perfectionner. L'utilisation des jumelles dans un premier temps lui
permettra d'avoir un plan rapproché de cette scène originelle, presque
primitive qui le perturbe. Cette double vue ne lui suffira pas, il
s'empare de son téléobjectif pour obtenir un grossissement et un niveau
de détails encore plus adapté à son désir : voir pour mieux comprendre.
Tel un cinéaste qui choisit la focale adaptée pour ce qu'il veut
exprimer à l'écran, Jeff est le réalisateur de son propre film. Il
devient le créateur de son fantasme (que l'on suppose comme tel jusqu'à
une certaine partie du film). Et c'est bien là l'enjeu principal
d'Hitchcock, cette double mise en abîme spectateur / réalisateur /
personnage / scène et fiction / réalité qui permet de nous questionner
sur notre position de voyeur au même titre que Jeff, "manipulé" par son
réalisateur. Puis, sur la teneur même de la réalité et de ce que nous en
faisons. L'artiste est celui qui la sublime, pour en "grossir" les
traits, pour en montrer une autre facette et focaliser l'attention du
spectateur, du lecteur ou de l'auditeur sur un point de son désir, sur
un détail qui devient un tout. Le sens naît alors de la manière dont est
montré cette focalisation, origine du style de l'artiste.
Hitchcock montre une opposition entre des formes statiques habituellement mobiles (Jeff, personnage principal immobilisé dans son fauteuil-unité de lieu et d'action-chaleur accablante et pesante, structure et verticalité du décor, les photos de Jeff, qui sont censées montrer des scènes d'actions, le symbole de la photo elle-même, ...) et une forme dynamique incarnée dans les mouvements des autres personnages, notamment féminins (Lisa/G. Kelly se déplaçant avec une "grâce" absolue dans toutes les scènes avec Jeff, Stella, l'infirmière qui masse vigoureusement Jeff, la jeune femme à la fenêtre,...), dans les mouvements d’appareils (rôle fondamental du panoramique ou du travelling) et par dessus tout dans les mouvements internes de Jeff (la vision qui devient perception puis sous le filtre du jugement évolue en analyse et donc en action). Ce paradoxe, non cinématographique de prime abord, est transfiguré par Hitchcock pour nous suggérer que les mouvements de la pensée, non visualisables en tant que tels au cinéma, mais perceptibles par des signes visibles indirects, sont du ressort de la mise en scène, qui est elle seule capable de montrer l'invisible. Ces mouvements internes sont plus importants que les actions mêmes. En ce sens nous sommes au cœur de la spécificité même de cet art. Il renverse la représentation classique de ce qui caractérisait jusqu'alors le cinéma. C'est au spectateur de penser son film et non de "subir" et se contenter de ce qui lui est montré. G. Deleuze dira d'A. Hitchcock qu'il est le premier cinéaste mental.
Tout désir de spectateur a besoin d'être assouvi et satisfait. Une scène (Jeff voit pendant une nuit en demi-sommeil le représentant de commerce faire deux aller-retours suspects avec une valise) cristallise la démarche de l'avancement de l'intrigue (pour nous spectateur du film/fiction et pour Jeff, spectateur de la réalité du monde), de l'intrication entre désir et fantasme (ceux du spectateur qui a besoin d'éléments tangibles pour être au cœur du suspens et ne pas se contenter de juste voir mais de voir juste et celui de Jeff, témoin oculaire "d'indices-pensables" qui doivent satisfaire son désir inconscient et son désir de retrouver un sens à sa vie). Question que tout créateur se pose dans l'avancement de son art, et de sa forme.
Hitchcock montre une opposition entre des formes statiques habituellement mobiles (Jeff, personnage principal immobilisé dans son fauteuil-unité de lieu et d'action-chaleur accablante et pesante, structure et verticalité du décor, les photos de Jeff, qui sont censées montrer des scènes d'actions, le symbole de la photo elle-même, ...) et une forme dynamique incarnée dans les mouvements des autres personnages, notamment féminins (Lisa/G. Kelly se déplaçant avec une "grâce" absolue dans toutes les scènes avec Jeff, Stella, l'infirmière qui masse vigoureusement Jeff, la jeune femme à la fenêtre,...), dans les mouvements d’appareils (rôle fondamental du panoramique ou du travelling) et par dessus tout dans les mouvements internes de Jeff (la vision qui devient perception puis sous le filtre du jugement évolue en analyse et donc en action). Ce paradoxe, non cinématographique de prime abord, est transfiguré par Hitchcock pour nous suggérer que les mouvements de la pensée, non visualisables en tant que tels au cinéma, mais perceptibles par des signes visibles indirects, sont du ressort de la mise en scène, qui est elle seule capable de montrer l'invisible. Ces mouvements internes sont plus importants que les actions mêmes. En ce sens nous sommes au cœur de la spécificité même de cet art. Il renverse la représentation classique de ce qui caractérisait jusqu'alors le cinéma. C'est au spectateur de penser son film et non de "subir" et se contenter de ce qui lui est montré. G. Deleuze dira d'A. Hitchcock qu'il est le premier cinéaste mental.
Tout désir de spectateur a besoin d'être assouvi et satisfait. Une scène (Jeff voit pendant une nuit en demi-sommeil le représentant de commerce faire deux aller-retours suspects avec une valise) cristallise la démarche de l'avancement de l'intrigue (pour nous spectateur du film/fiction et pour Jeff, spectateur de la réalité du monde), de l'intrication entre désir et fantasme (ceux du spectateur qui a besoin d'éléments tangibles pour être au cœur du suspens et ne pas se contenter de juste voir mais de voir juste et celui de Jeff, témoin oculaire "d'indices-pensables" qui doivent satisfaire son désir inconscient et son désir de retrouver un sens à sa vie). Question que tout créateur se pose dans l'avancement de son art, et de sa forme.
SL
Fenêtre sur cour (Rear Window)
États-Unis - 1954
Réalisation: Alfred Hitchcock
Scénario : John Michael Hayes d'après la nouvelle It Had to Be Murder de Cornell Woodrich
Image : Robert Burks
Montage : George Tomasini
Musique : Franz Waxman
Producteur(s) : Alfred Hitchcock
Interprétation : James Stewart (L.B. « Jeff » Jefferies), Grace Kelly (Lisa Fremont), Wendell Corey (Thomas J. Doyle), Thelma Ritter (Stella), Raymond Burr (Lars Thorwald)...
Durée: 1h50
Réalisation: Alfred Hitchcock
Scénario : John Michael Hayes d'après la nouvelle It Had to Be Murder de Cornell Woodrich
Image : Robert Burks
Montage : George Tomasini
Musique : Franz Waxman
Producteur(s) : Alfred Hitchcock
Interprétation : James Stewart (L.B. « Jeff » Jefferies), Grace Kelly (Lisa Fremont), Wendell Corey (Thomas J. Doyle), Thelma Ritter (Stella), Raymond Burr (Lars Thorwald)...
Durée: 1h50
Source : Wikipédia
B/ PROGRAMME DE PHILOSOPHIE
- Notions du programme
- La raison et le réel
- La perception
- L'interprétation
- Conscience et inconscient
- L'art
- Notions philosophiques induites
- L'image ; l'imaginaire et l'imagination
- Induction, déduction
- Sujets de philosophie
Sujets possibles :
- Ma perception dévoile-t-elle le réel ou ma propre vision du monde ?
- La perception peut-elle s'éduquer ?
- Peut-on se fier à nos sens ?
- La réalité est-elle une illusion ?
- Dans quelle mesure peut-on croire ce que l'on voit ?
Sujet traité avec corrigé :
- Philosophes concernés
- Platon
- René Descartes
- Friedrich Nietzsche
- Alain
- Maurice Merleau-Ponty
- Liens avec d'autres films du cycle
C/ TESTS ET EXERCICES
- Questions de recherches cinématographiques
- D'autres films dans l'histoire du cinéma qui traitent les thèmes suivants :
- Le rôle prépondérant des sens (perceptions auditive, visuelle, tactile, ...) dans la découverte du monde. Citer 5 films.
- La découverte d'un fait (par exemple d'un meurtre comme dans Fenêtre sur cour, ou autre) grâce à l'exacerbation d'un sens. Citer 5 films.
- Citer un film (classique) qui met en scène la pulsion scopique.
- Quelle est la métaphore de ce film ?
- En quoi ce film est une allégorie du cinéma ?
- Quel grand metteur en scène contemporain considère ce film comme l'un des plus grands films jamais réalisé sur ce sujet ?
- Qu'est-ce qui permet dans le film de comprendre la perversion mis en scène ? (détail technique)
- Questions de culture philosophique
- Quel philosophe considère que les sens sont prépondérants sur la raison ?
- Donner le titre de son œuvre principale qui traite ce sujet.
- Quel autre philosophe s'est inspiré de ses idées ?
- Quel philosophe a mis en garde contre le caractère trompeur de l’image à l’aide d’une allégorie ?
- Quelle est cette allégorie ?
- Selon lui l’image est trompeuse car elle se fait passer pour ce qu’elle n’est pas. Connais-tu une image (un tableau, par exemple) qui joue sur cette critique en affirmant qu’elle n’est pas ce qu’elle représente ?
- Depuis l’antiquité les artistes se sont amusés à prouver leur talent en réalisant des « trompe l’œil ». Il existe plusieurs anecdotes célèbres sur des peintres, peux-tu en trouver quelques unes ?
- Une photo peut-elle être vraiment une preuve ? Aujourd’hui on fait énormément confiance à l’image (surveillance, témoignage), pourtant il existe de multiples manières de « truquer » l’image. Cherche et énumère tous les moyens possibles de trucage, depuis les méthodes les plus basiques et les plus simples jusqu’aux méthodes les plus sophistiquées.
- Suggestions et réponses
- Culture générale :
Qu'est-ce que la pulsion scopique?
« Les deux niveaux d'identifications du spectateur de cinéma ne sauraient fonctionner sans la pulsion voyeuriste (ou pulsion scopique) qui est au cœur de tout spectateur de cinéma. D'ailleurs, la pulsion scopique (ou scoptophilie), que Aumont définit comme étant le "besoin de voir et le désir de regarder", aurait surtout été analysée par les théoriciens du cinéma. Initialement, Freud avait associé la scoptophilie à l'objectivation de l'Autre par le sujet regardant. Devant un écran de cinéma, le spectateur prend la place de ce sujet regardant, alors que les acteurs (ou les personnages) se retrouvent objectivés. Cette relation instaure ce qui est communément défini comme étant le voyeurisme cinématographique, concept dont Laura Mulvey développera les multiples approches dans son article aujourd'hui notoire, Visual Pleasure and Narrative Cinema. Édifiant son propos dans le contexte féministe des années 1970, Mulvey y examine avant tout la dynamique qui s'instaure entre le sujet percevant (typiquement masculin) et l'objet regardé (typiquement féminin) dans le processus de réception du message cinématographique. Selon l'auteure, la fonction primordiale de la femme au cinéma est d'être regardée, à la fois par le spectateur et par le personnage mâle diégétique. Dans le cinéma classique, le spectateur mâle s'identifie alors aisément au protagoniste mâle, ce qui lui permet une objectivation libre de la femme, comblant son désir scoptophilique et voyeuriste. Cette présomption prévaut particulièrement dans le cinéma hollywoodien contemporain, dont la "recette" du succès englobe nécessairement au moins une séquence de nudité féminine.
Par
contre, dans le contexte cinématographique actuel, il importe de
nuancer l'article de Mulvey, lequel date d'une trentaine d'années. Alors
que l'auteure fonde son propos sur le cinéma classique des années 1950,
l'émergence du cinéma indépendant et contestataire, qui jouit
aujourd'hui d'une meilleure visibilité ainsi que d'une distribution plus
élargie qu'à l'époque, déconstruit régulièrement les principes de
l'objectivation de la femme. Les films de Jane Campion, en particulier
The Piano (1993) et Holy Smoke (1999), où la réalisatrice réussit à
transformer Harvey Keitel (un acteur qui a souvent incarné des
personnages machistes) en objet sexuel, sont des manifestations notoires
de cette présomption. De plus, l'objectivation de la femme par le
regard masculin ne remplit plus une fonction primordiale, et ce, même
dans le cinéma hollywoodien contemporain. Toutefois, cette dynamique
prévaut malgré tout dans un nombre important de films d'hier et
d'aujourd'hui, et les grandes lignes tracées par Mulvey demeurent
applicables dans l'examen du cinéma de masse. »