Séance N°6 : 10 Mars 2016
Conte d'hiver
E. Rohmer
1992
@ "Par tout ce qui a été dit ci-dessus il apparaît clairement que nous avons nombre de perceptions et formons des notions générales tirant leur origine : des objets singuliers qui nous sont représentés par les sens d’une manière tronquée, confuse et sans ordre pour l’entendement ; pour cette raison j’ai accoutumé d’appeler de telles perceptions connaissance par expérience vague ; des signes, par exemple de ce qu’entendant ou lisant certains mots, nous nous rappelons des choses et en formons des idées semblables à celles par lesquelles nous imaginons les choses. J’appellerai par la suite l’un et l’autre mode de considérer connaissance du premier genre, opinion ou Imagination ; enfin, de ce que nous avons des notions communes et des idées adéquates des propriétés des choses, j’appellerai ce mode Raison et Connaissance du deuxième genre. Outre ces deux genres de connaissance, il y en a encore un troisième (…) que nous appellerons science intuitive. Et ce genre de connaissance procède de l’idée adéquate de l’essence formelle de certains attributs de Dieu à la connaissance adéquate de l’essence des choses. (….)
Car nul, ayant une idée vraie, n’ignore que l’idée vraie enveloppe la plus haute certitude ; avoir une idée vraie, en effet, ne signifie rien, sinon connaître une chose parfaitement ou le mieux possible ; et certes personne ne peut en douter, à moins de croire que l’idée est quelque chose de muet comme une peinture sur un panneau et non un mode de penser, savoir l’acte même de connaître ; et, je le demande, qui peut savoir qu’il connaît une chose, s’il ne connaît auparavant la chose ? C’est-à-dire qui peut savoir qu’il est certain d’une chose, s’il n’est auparavant certain de cette chose ? D’autre part, que peut-il y avoir de plus clair et de plus certain que l’idée vraie, qui soit norme de vérité ? Certes, comme la lumière se fait connaître elle-même et fait connaître les ténèbres, la vérité est norme d’elle-même et du faux."
@ « Enfin, pour tout dire, nous ne voyons pas les choses mêmes ; nous nous bornons, le plus souvent, à lire des étiquettes collées sur elles. Cette tendance, issue du besoin, s’est encore accentuée sous l’influence du langage. Car les mots (à l’exception des noms propres) désignent des genres. Le mot, qui ne note de la chose que sa fonction la plus commune et son aspect banal, s’insinue entre elle et nous, et en masquerait la forme à nos yeux si cette forme ne se dissimulait déjà derrière les besoins qui ont créé le mot lui-même. Et ce ne sont pas seulement les objets extérieurs, ce sont aussi nos propres états d’âmes qui se dérobent à nous dans ce qu’ils ont d’intime, de personnel, d’originalement vécu. Quand nous éprouvons de l’amour ou de la haine, quand nous nous sentons joyeux ou tristes, est-ce bien notre sentiment lui-même qui arrive à notre conscience avec les mille nuances fugitives et les mille résonances profondes qui en font quelque chose d’absolument nôtre ? Nous serions alors tous romanciers, tous poètes, tous musiciens. Mais le plus souvent, nous n’apercevons de notre état d’âme que son déploiement extérieur. Nous ne saisissons de nos sentiments que leur aspect impersonnel, celui que le langage a pu noter une fois pour toutes parce qu’il est à peu près le même, dans les mêmes conditions, pour tous les hommes. Ainsi, jusque dans notre propre individu, l’individualité nous échappe. »
A/ ÉTUDE DU FILM
- Commentaire philosophique
Hommage explicite à Blaise Pascal, au cœur du dialogue entre Félicie et Loïc, Conte d’hiver
parvient à transformer la réalité la plus banale en un véritable conte
de fées. Le pari de Félicie, qui l’a conduit à renoncer à deux amants
médiocres pour un amour idéal, s’avère payant. Elle retrouve Charles, le
père de sa fille, libre et disposé à reprendre sa relation avec elle.
Sans doute se marieront-ils, auront-ils beaucoup d’autres enfants et
vivront-ils heureux. Fin du conte.
Le sens du film semble alors tenir tout entier dans un hymne à la foi et à l’espérance : il ne faut pas renoncer à ses rêves, nous avons plus à gagner à persévérer dans une quête d’amour incertaine qu’à y renoncer pour accepter une réalité solide mais terne. Si notre espérance trouve sa récompense, comme c’est le cas pour Félicie, alors ce sera le bonheur, et si elle ne le trouve pas, alors cette foi nous aura malgré tout transporté et permis de tenir face aux tourments de la vie. On pourrait être ici tenté de rechigner : une telle espérance ne peut-elle pas nous faire passer à coté de notre vie ? A rechercher la personne rêvée ne risque-t-on pas d’ignorer les êtres imparfaits avec lesquels aurait pu se nouer une relation bien réelle ? Peut-on d’ailleurs, sans contre-sens, appliquer le pari de Pascal à une relation humaine, trop humaine ? Le pari de Pascal tire toute sa force de la disproportion du gain (infini) et de la perte (finie), parce qu’il y a d’un coté l’éternel et de l’autre le temporel. Son application à l’amour humain pose problème car il n’y a de part et d’autre que du temporel et du fini. Il y a donc quelque chose de faussé et de factice dans cette référence à Blaise Pascal, pourtant elle fonctionne d’une façon tout à fait étonnante en illustrant magistralement ce qui oppose Félicie à Loïc. Intellectuellement, rationnellement, la référence est fausse, elle est pourtant faite par Loïc, qui est un intellectuel. Intuitivement, sentimentalement, elle est juste et la vie donnera raison à Félicie. Loïc a tendance à tout ramener à des références livresques, ainsi se précipitera t-il sur le Phédon de Platon pour retrouver le passage qui voit dans la réminiscence une des preuves de l’immortalité de l’âme. Là où Félicie exprime ce qu’elle éprouve, Loïc retrouve le texte. Mais Loïc, bien qu’il se déclare amoureux de Félicie, ne semble guère ressentir quoi que ce soit, il est trop dans le mental, le rationnel, manipulant le concept « octogonal et osseux comme un dé » (1) il laissera lui échapper celle qu’il prétend aimer. La vérité du film de Rohmer est toute entière portée par le personnage de Félicie, cette vérité est celle des émotions qu’elle accueille en les vivant pleinement et en leur faisant confiance. Là où Maxence est dans la représentation en lui donnant du « patronne » devant les clients et les employés de son salon de coiffure, là où Loïc ne fait qu’assister à la représentation du Conte d’hiver de Shakespeare, Félicie est dans l’authenticité de l’existence, elle ne joue pas un rôle, elle ne regarde pas jouer un rôle, elle aime, elle pleure, elle rit, elle vit réellement ce qu’elle vit. Elle ne prouve pas, elle éprouve. « La vie est ce qui s’éprouve soi-même » (2) n’a cessé d’affirmer Michel Henry. Il ne s’agit pas ici d’anti-intellectualisme, comme pourraient le faire croire les reproches que Félicie adresse à Loïc. Félicie est intelligente et elle s’intéresse à la culture. Ce qui est critiqué ici c’est une approche froide et désincarnée, abstraite et impersonnelle, de la vie où les mots ont pris la place des affects. Or cette critique est aussi vieille que la philosophie, car très tôt celle-ci a fait l’expérience des dévoiements et des perversions de sa démarche, très tôt elle a dû distinguer entre ceux qui se donnent l’apparence de la philosophie et ceux qui le sont vraiment. Par delà les siècles et les doctrines une distinction s’impose entre ceux qui ne sont philosophes qu’en parole et ceux qui expérimentent véritablement la philosophie dans leur vie. C’est sans doute une telle distinction qui oppose, chez Spinoza, la connaissance seconde à la connaissance troisième. Celle-ci désigne une forme de participation intérieure à la vérité, qui n’est plus simplement représentée par démonstration, mais vécue de l’intérieur de telle façon qu’elle transforme celui qu’elle affecte. Lorsque cette affection est bonne pour nous, elle se reconnait à la joie qu’elle procure. Félicie (la joie, le bonheur, en latin) peut nous paraître plus proche de Spinoza que de Pascal.
(1) : Nietzsche, Vérité et mensonge au sens extra-moral, p. 18, Actes-Sud "Babel".
Le sens du film semble alors tenir tout entier dans un hymne à la foi et à l’espérance : il ne faut pas renoncer à ses rêves, nous avons plus à gagner à persévérer dans une quête d’amour incertaine qu’à y renoncer pour accepter une réalité solide mais terne. Si notre espérance trouve sa récompense, comme c’est le cas pour Félicie, alors ce sera le bonheur, et si elle ne le trouve pas, alors cette foi nous aura malgré tout transporté et permis de tenir face aux tourments de la vie. On pourrait être ici tenté de rechigner : une telle espérance ne peut-elle pas nous faire passer à coté de notre vie ? A rechercher la personne rêvée ne risque-t-on pas d’ignorer les êtres imparfaits avec lesquels aurait pu se nouer une relation bien réelle ? Peut-on d’ailleurs, sans contre-sens, appliquer le pari de Pascal à une relation humaine, trop humaine ? Le pari de Pascal tire toute sa force de la disproportion du gain (infini) et de la perte (finie), parce qu’il y a d’un coté l’éternel et de l’autre le temporel. Son application à l’amour humain pose problème car il n’y a de part et d’autre que du temporel et du fini. Il y a donc quelque chose de faussé et de factice dans cette référence à Blaise Pascal, pourtant elle fonctionne d’une façon tout à fait étonnante en illustrant magistralement ce qui oppose Félicie à Loïc. Intellectuellement, rationnellement, la référence est fausse, elle est pourtant faite par Loïc, qui est un intellectuel. Intuitivement, sentimentalement, elle est juste et la vie donnera raison à Félicie. Loïc a tendance à tout ramener à des références livresques, ainsi se précipitera t-il sur le Phédon de Platon pour retrouver le passage qui voit dans la réminiscence une des preuves de l’immortalité de l’âme. Là où Félicie exprime ce qu’elle éprouve, Loïc retrouve le texte. Mais Loïc, bien qu’il se déclare amoureux de Félicie, ne semble guère ressentir quoi que ce soit, il est trop dans le mental, le rationnel, manipulant le concept « octogonal et osseux comme un dé » (1) il laissera lui échapper celle qu’il prétend aimer. La vérité du film de Rohmer est toute entière portée par le personnage de Félicie, cette vérité est celle des émotions qu’elle accueille en les vivant pleinement et en leur faisant confiance. Là où Maxence est dans la représentation en lui donnant du « patronne » devant les clients et les employés de son salon de coiffure, là où Loïc ne fait qu’assister à la représentation du Conte d’hiver de Shakespeare, Félicie est dans l’authenticité de l’existence, elle ne joue pas un rôle, elle ne regarde pas jouer un rôle, elle aime, elle pleure, elle rit, elle vit réellement ce qu’elle vit. Elle ne prouve pas, elle éprouve. « La vie est ce qui s’éprouve soi-même » (2) n’a cessé d’affirmer Michel Henry. Il ne s’agit pas ici d’anti-intellectualisme, comme pourraient le faire croire les reproches que Félicie adresse à Loïc. Félicie est intelligente et elle s’intéresse à la culture. Ce qui est critiqué ici c’est une approche froide et désincarnée, abstraite et impersonnelle, de la vie où les mots ont pris la place des affects. Or cette critique est aussi vieille que la philosophie, car très tôt celle-ci a fait l’expérience des dévoiements et des perversions de sa démarche, très tôt elle a dû distinguer entre ceux qui se donnent l’apparence de la philosophie et ceux qui le sont vraiment. Par delà les siècles et les doctrines une distinction s’impose entre ceux qui ne sont philosophes qu’en parole et ceux qui expérimentent véritablement la philosophie dans leur vie. C’est sans doute une telle distinction qui oppose, chez Spinoza, la connaissance seconde à la connaissance troisième. Celle-ci désigne une forme de participation intérieure à la vérité, qui n’est plus simplement représentée par démonstration, mais vécue de l’intérieur de telle façon qu’elle transforme celui qu’elle affecte. Lorsque cette affection est bonne pour nous, elle se reconnait à la joie qu’elle procure. Félicie (la joie, le bonheur, en latin) peut nous paraître plus proche de Spinoza que de Pascal.
(1) : Nietzsche, Vérité et mensonge au sens extra-moral, p. 18, Actes-Sud "Babel".
(2) : Michel Henry, Phénoménologie de la vie, II, De la subjectivité, p. 159, PUF.
« Nous connaissons la vérité, non seulement par la raison, mais encore par le cœur ; c’est de cette dernière sorte que nous connaissons les premiers principes, et c’est en vain que le raisonnement qui n’y a point de part essaye de les combattre. Les pyrrhoniens qui n’ont que cela pour objet, y travaillent inutilement. Nous savons que nous ne rêvons point ; quelque impuissance où nous soyons de le prouver par raison, cette impuissance ne conclut autre chose que la faiblesse de notre raison, mais non point l’incertitude de toutes nos connaissances, comme ils le prétendent. Car la connaissance des premiers principes, comme qu’il y a espace, temps, mouvement, nombres, est aussi ferme qu’aucune de celles que nos raisonnements nous donnent. Et c’est sur ces connaissances du cœur et de l’instinct qu’il faut que la raison s’appuie, et qu’elle y fonde tout son discours. Le cœur sent qu’il y a trois dimensions dans l’espace et que les nombres sont infinis ; et la raison démontre ensuite qu’il n’y a point deux nombres carrés dont l’un soit le double de l’autre. Les principes se sentent, les propositions se concluent ; et le tout avec certitude, quoique par différentes voies. Et il est aussi ridicule et inutile que la raison demande au cœur des preuves de ses premiers principes, pour vouloir y consentir, qu’il serait ridicule que le cœur demandât à la raison un sentiment de toutes les propositions qu’elle démontre, pour vouloir les recevoir. »
PF
- Textes philosophiques
« Nous connaissons la vérité, non seulement par la raison, mais encore par le cœur ; c’est de cette dernière sorte que nous connaissons les premiers principes, et c’est en vain que le raisonnement qui n’y a point de part essaye de les combattre. Les pyrrhoniens qui n’ont que cela pour objet, y travaillent inutilement. Nous savons que nous ne rêvons point ; quelque impuissance où nous soyons de le prouver par raison, cette impuissance ne conclut autre chose que la faiblesse de notre raison, mais non point l’incertitude de toutes nos connaissances, comme ils le prétendent. Car la connaissance des premiers principes, comme qu’il y a espace, temps, mouvement, nombres, est aussi ferme qu’aucune de celles que nos raisonnements nous donnent. Et c’est sur ces connaissances du cœur et de l’instinct qu’il faut que la raison s’appuie, et qu’elle y fonde tout son discours. Le cœur sent qu’il y a trois dimensions dans l’espace et que les nombres sont infinis ; et la raison démontre ensuite qu’il n’y a point deux nombres carrés dont l’un soit le double de l’autre. Les principes se sentent, les propositions se concluent ; et le tout avec certitude, quoique par différentes voies. Et il est aussi ridicule et inutile que la raison demande au cœur des preuves de ses premiers principes, pour vouloir y consentir, qu’il serait ridicule que le cœur demandât à la raison un sentiment de toutes les propositions qu’elle démontre, pour vouloir les recevoir. »
B. Pascal
"La
règle par où nous nous conduisons communément en nos raisonnements, est
que les objets dont nous n’avons pas l’expérience ressemblent à ceux
dont nous l’avons ; que ce que nous avons vu être le plus ordinaire est
toujours le plus probable ; et que, lorsqu’il y a opposition des
arguments, nous devons donner la préférence à ceux qui se fondent sur le
plus grand nombre d’observations passées. Mais quoique, en procédant
selon cette règle, nous rejetions promptement tout fait insolite et
incroyable à un degré ordinaire, pourtant, en avançant davantage,
l’esprit n’observe pas toujours la même règle : lorsque quelque chose
est affirmé de suprêmement absurde et miraculeux, il admet d’autant plus
promptement un tel fait, en raison de la circonstance même qui devrait
en détruire l’autorité. La passion de surprise et d’émerveillement qui
provient des miracles, étant une agréable émotion, produit une tendance
sensible à croire aux événements d’où elle dérive."
Hume, Enquête sur l’entendement humain (1748)
«
Quiconque veut vraiment devenir philosophe devra « une fois dans sa vie
» se replier sur soi-même et, au dedans de soi, tenter de renverser
toutes les sciences admises jusqu’ici et tenter de les reconstruire. La
philosophie – la sagesse – est en quelque sorte une affaire personnelle
du philosophe. Elle doit se constituer en tant que sienne, être sa
sagesse, son savoir qui, bien qu’il tende vers l’universel, soit acquis
par lui et qu’il doit pouvoir justifier dès l’origine et à chacune de
ses étapes, en s’appuyant sur ses intuitions absolues. Du moment que
j’ai pris la décision de tendre vers cette fin, décision qui seule peut
m’amener à la vie et au développement philosophique, j’ai donc par là
même fait le vœu de pauvreté en matière de connaissance. »
Husserl, Méditations cartésiennes (1930).
@ "Par tout ce qui a été dit ci-dessus il apparaît clairement que nous avons nombre de perceptions et formons des notions générales tirant leur origine : des objets singuliers qui nous sont représentés par les sens d’une manière tronquée, confuse et sans ordre pour l’entendement ; pour cette raison j’ai accoutumé d’appeler de telles perceptions connaissance par expérience vague ; des signes, par exemple de ce qu’entendant ou lisant certains mots, nous nous rappelons des choses et en formons des idées semblables à celles par lesquelles nous imaginons les choses. J’appellerai par la suite l’un et l’autre mode de considérer connaissance du premier genre, opinion ou Imagination ; enfin, de ce que nous avons des notions communes et des idées adéquates des propriétés des choses, j’appellerai ce mode Raison et Connaissance du deuxième genre. Outre ces deux genres de connaissance, il y en a encore un troisième (…) que nous appellerons science intuitive. Et ce genre de connaissance procède de l’idée adéquate de l’essence formelle de certains attributs de Dieu à la connaissance adéquate de l’essence des choses. (….)
Car nul, ayant une idée vraie, n’ignore que l’idée vraie enveloppe la plus haute certitude ; avoir une idée vraie, en effet, ne signifie rien, sinon connaître une chose parfaitement ou le mieux possible ; et certes personne ne peut en douter, à moins de croire que l’idée est quelque chose de muet comme une peinture sur un panneau et non un mode de penser, savoir l’acte même de connaître ; et, je le demande, qui peut savoir qu’il connaît une chose, s’il ne connaît auparavant la chose ? C’est-à-dire qui peut savoir qu’il est certain d’une chose, s’il n’est auparavant certain de cette chose ? D’autre part, que peut-il y avoir de plus clair et de plus certain que l’idée vraie, qui soit norme de vérité ? Certes, comme la lumière se fait connaître elle-même et fait connaître les ténèbres, la vérité est norme d’elle-même et du faux."
Spinoza, Ethique, Deuxième partie, proposition XL scolie II et proposition XLIII scolie.
@
"Le discours sur la philosophie n’est pas la philosophie. Polémon, un
des chefs de l’Ancienne Académie, disait : « Que dirait-on d’un musicien
qui se contenterait de lire les manuels de musique et ne jouerait
jamais ? Bien des philosophes sont admirés pour leurs syllogismes, mais
se contredisent dans leur vie. » (Diogène Laërce, IV, 18). Et cinq
siècles plus tard Epictète lui fait écho (III, 21, 4-6) : « Le
charpentier ne vient pas vous dire : Ecoutez-moi argumenter sur l’art
des charpentes, mais il fait son contrat pour une maison et la
construit…Fais de même toi aussi. Mange comme un homme, bois comme un
homme…marie-toi, aie des enfants, participe à la vie de la cité, sache
endurer les injures, supporte les autres hommes… » (…) La vie
philosophique consiste-t-elle donc seulement à appliquer à chaque
instant des théorèmes que l’on possède bien, pour résoudre les problèmes
de la vie ? En fait, lorsqu’on réfléchit à ce qu’implique la vie
philosophique, on s’aperçoit qu’il y a un abîme entre la théorie
philosophique et le philosopher comme action vivante. L’artiste lui
aussi a l’air de se contenter d’appliquer des règles. Mais il y a une
distance incommensurable entre la théorie abstraite de l’art et la
création artistique. Or dans la philosophie, il ne s’agit pas seulement
de créer une œuvre d’art, mais de se transformer soi-même. Vivre
réellement en philosophe correspond à un ordre de réalité totalement
différent de celui du discours philosophique."
Pierre Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique, p. 220,
Collection des Etudes Augustiniennes.
@ « Enfin, pour tout dire, nous ne voyons pas les choses mêmes ; nous nous bornons, le plus souvent, à lire des étiquettes collées sur elles. Cette tendance, issue du besoin, s’est encore accentuée sous l’influence du langage. Car les mots (à l’exception des noms propres) désignent des genres. Le mot, qui ne note de la chose que sa fonction la plus commune et son aspect banal, s’insinue entre elle et nous, et en masquerait la forme à nos yeux si cette forme ne se dissimulait déjà derrière les besoins qui ont créé le mot lui-même. Et ce ne sont pas seulement les objets extérieurs, ce sont aussi nos propres états d’âmes qui se dérobent à nous dans ce qu’ils ont d’intime, de personnel, d’originalement vécu. Quand nous éprouvons de l’amour ou de la haine, quand nous nous sentons joyeux ou tristes, est-ce bien notre sentiment lui-même qui arrive à notre conscience avec les mille nuances fugitives et les mille résonances profondes qui en font quelque chose d’absolument nôtre ? Nous serions alors tous romanciers, tous poètes, tous musiciens. Mais le plus souvent, nous n’apercevons de notre état d’âme que son déploiement extérieur. Nous ne saisissons de nos sentiments que leur aspect impersonnel, celui que le langage a pu noter une fois pour toutes parce qu’il est à peu près le même, dans les mêmes conditions, pour tous les hommes. Ainsi, jusque dans notre propre individu, l’individualité nous échappe. »
H. Bergson, Le rire.
@
« L’impuissance du langage à poser une réalité autre que la sienne ne
le laisse pas totalement démuni. Un pouvoir lui reste : dire cette
réalité quand elle n’existe pas, affirmer quelque chose, quoi que ce
soit, quand il n’y a rien, mentir. Le mensonge n’est pas une possibilité
du langage à côté d’une autre qui lui serait opposée – dire la vérité
par exemple. Cette possibilité s’enracine en lui et lui est inhérente
comme son essence même. Le langage, aussi longtemps qu’il n’y a que lui,
ne peut être que mensonge. (…) Ce qui caractérise tout mot, c’est sa
différence d’avec la chose, le fait que, pris en lui-même dans sa
réalité propre, il ne contient rien de la réalité de la chose, aucune de
ses propriétés. Cette différence d’avec la chose explique son
indifférence à la chose. Puisqu’il n’y a rien en lui qui soit identique
ou semblable à ce qui est dans la chose, puisque sa relation à la chose
est extérieure, contingente et gratuite, il peut aussi bien s’unir à
toute chose quelle qu’elle soit. On peut appeler du même nom deux choses
différentes ou bien au contraire attribuer plusieurs noms à un même
chose. Mais parce que, en lui-même, le mot ne contient rien de la
réalité et ignore tout de celle-ci, il peut aussi bien la ramener à lui,
s’identifier à elle, la définir, de telle façon que tout ce qu’il dit
devient réalité, prétend valoir pour elle. Issu de sa propre
impuissance, le pouvoir du langage devient d’un coup effrayant, secouant
la réalité, la tordant à son délire. »
Michel Henry, C’est moi la vérité, p. 15-16.
- Analyse cinématographique dans une perspective philosophique
Séquence étudiée
- Le retour en voiture après la pièce de Shakespeare Le conte d'hiver.
Raison et sentiments
L'émotion, catalyseur de la décision.
Félicie, la bien nommée, est une jeune femme maman d'une petite Élise de 5 ans. Elle est au centre d'une relation amoureuse qui tourne autour de trois hommes. Charles, un homme qu'elle a rencontrée il y a cinq ans, un été. Elle en était éperdument amoureuse mais par un malheureux lapsus elle lui donne une mauvaise adresse. A Paris elle rencontre Loïc, traducteur, qui gravite dans un univers intellectuel. Au salon de coiffure où elle travaille, elle est la maîtresse de Maxence.
Félicie, la bien nommée, est une jeune femme maman d'une petite Élise de 5 ans. Elle est au centre d'une relation amoureuse qui tourne autour de trois hommes. Charles, un homme qu'elle a rencontrée il y a cinq ans, un été. Elle en était éperdument amoureuse mais par un malheureux lapsus elle lui donne une mauvaise adresse. A Paris elle rencontre Loïc, traducteur, qui gravite dans un univers intellectuel. Au salon de coiffure où elle travaille, elle est la maîtresse de Maxence.
Ce dernier lui propose une autre vie à Nevers où il vient d'y acheter un
nouveau salon de coiffure. Elle tente cette expérience et se rend vite compte de
l'impossibilité de ce choix. Elle décide de rentrer à Paris. C'est en premier lieu dans une église
qu'elle a sa première évidence ou révélation.
Cette dernière sera confirmée le lendemain, lors d'une sortie avec Loïc, qui l'invite à voir Le conte d'hiver de Shakespeare au théâtre. Une révélation s'opère alors en elle, prise d'une intense émotion qui déterminera son engagement amoureux.
La séquence et le film tournent autour de la décision qui va animer Félicie sur la relation amoureuse qu'elle va choisir, c'est à dire l'homme pour lequel ses sentiments seront les plus forts, Loïc, Maxence ou Charles.
La séquence choisie montre Loïc et Félicie qui rentrent en voiture, après la pièce de Shakespeare Le conte d'hiver, et leur discussion, puis chez Loïc où leur échange se poursuit.
Cette dernière sera confirmée le lendemain, lors d'une sortie avec Loïc, qui l'invite à voir Le conte d'hiver de Shakespeare au théâtre. Une révélation s'opère alors en elle, prise d'une intense émotion qui déterminera son engagement amoureux.
La séquence et le film tournent autour de la décision qui va animer Félicie sur la relation amoureuse qu'elle va choisir, c'est à dire l'homme pour lequel ses sentiments seront les plus forts, Loïc, Maxence ou Charles.
La séquence choisie montre Loïc et Félicie qui rentrent en voiture, après la pièce de Shakespeare Le conte d'hiver, et leur discussion, puis chez Loïc où leur échange se poursuit.
Rohmer
oppose, dans cette séquence, deux subjectivités. La première est
incarnée dans le personnage
de Félicie pour qui la pièce aura été un moment d'une rare intensité sur
le plan émotionnel. Confrontée à la représentation théâtrale de la
pièce de Shakespeare, elle vit une expérience qui la fait pleurer. C'est
de cette émotion, que seul l'art peut provoquer, qu'un bouleversement
va s'opérer. Elle ressent une résonance avec sa propre vie. En utilisant
cette mise en abîme (pièce dans le film : la pièce du même nom
représentée devant ses yeux et devant les nôtres), Rohmer veut montrer
l'authenticité de la réaction de Félicie, sans l'utilisation
conventionnelle au cinéma de l'artifice.
Loïc est plus pragmatique et lui sert sa philosophie ou plus exactement celles de Pascal et Platon. La dualité entre une position où l'affect occupe une place prépondérante et où la raison tente de convaincre, monopolise notre attention de spectateur. La position des personnages et des prises de vues dans la voiture (caméra embarquée et utilisation du champ contre champ, de plans fixes et son in et off) nous invitent, en tant que spectateur, à être dans une forme d'intimité. Les dialogues occupent toute la place de cette séquence, tant sur la forme que sur le fond. Ils reflètent deux visions du monde. On retrouve ici toute la jouissance du verbe propre à cet auteur et la qualité de l'écriture des dialogues, au cœur d'un filmage d'un réalisme saisissant.
Le contraste entre cette manière de filmer le réel, dans sa trivialité la plus pure, et le contenu des dialogues, très écrits et au fond philosophique, caractérise le style de Rohmer.
Félicie est mue par un mouvement ontologique qui fait de son corps (principalement la disponibilité de ses sens premiers, l'ouïe et la vue) un réceptacle des émotions et donc du monde extérieur et de la réalité. Elle incorpore (au sens premier) ce que la réalité sensible lui offre. Paradoxalement une réalité qui n'est que virtuelle, puisque vue par le prime de la représentation (pièce de théâtre) ou d'une immanence irrationnelle (scène de l'église). Mais les émotions sont bien réelles. Il n'y a qu'à voir les gros plans de son visage dans l'église puis au théâtre pour s'en convaincre. On ne peut s'empêcher de penser à C. T. Dreyer et à La passion de Jeanne d'arc (Falconetti).
Loïc cite les livres (il en fait aussi la lecture chez lui, ce qui est rare au cinéma) et sa culture éclaire la séquence pour mettre en valeur principalement la décision de sa compagne. Toute la rhétorique de Félicie est d'une profondeur philosophique abyssale mais elle n'a pas besoin de culture référentielle pour mettre des mots dessus, en l'espèce les mots des autres. Loïc au contraire a besoin des mots et de sa raison pour exprimer sa pensée. Mais quelle est-elle ? Où sont les "moi" respectifs des deux protagonistes ? Nous pouvons en toute légitimité nous poser cette question et interpréter les propos de Félicie comme ceux d'une vérité illusoire. Ce qu'elle croit être vraie n'est que le reflet de l'illusion de ce qu'elle nomme "décision".
Loïc est plus pragmatique et lui sert sa philosophie ou plus exactement celles de Pascal et Platon. La dualité entre une position où l'affect occupe une place prépondérante et où la raison tente de convaincre, monopolise notre attention de spectateur. La position des personnages et des prises de vues dans la voiture (caméra embarquée et utilisation du champ contre champ, de plans fixes et son in et off) nous invitent, en tant que spectateur, à être dans une forme d'intimité. Les dialogues occupent toute la place de cette séquence, tant sur la forme que sur le fond. Ils reflètent deux visions du monde. On retrouve ici toute la jouissance du verbe propre à cet auteur et la qualité de l'écriture des dialogues, au cœur d'un filmage d'un réalisme saisissant.
Le contraste entre cette manière de filmer le réel, dans sa trivialité la plus pure, et le contenu des dialogues, très écrits et au fond philosophique, caractérise le style de Rohmer.
Félicie est mue par un mouvement ontologique qui fait de son corps (principalement la disponibilité de ses sens premiers, l'ouïe et la vue) un réceptacle des émotions et donc du monde extérieur et de la réalité. Elle incorpore (au sens premier) ce que la réalité sensible lui offre. Paradoxalement une réalité qui n'est que virtuelle, puisque vue par le prime de la représentation (pièce de théâtre) ou d'une immanence irrationnelle (scène de l'église). Mais les émotions sont bien réelles. Il n'y a qu'à voir les gros plans de son visage dans l'église puis au théâtre pour s'en convaincre. On ne peut s'empêcher de penser à C. T. Dreyer et à La passion de Jeanne d'arc (Falconetti).
Loïc cite les livres (il en fait aussi la lecture chez lui, ce qui est rare au cinéma) et sa culture éclaire la séquence pour mettre en valeur principalement la décision de sa compagne. Toute la rhétorique de Félicie est d'une profondeur philosophique abyssale mais elle n'a pas besoin de culture référentielle pour mettre des mots dessus, en l'espèce les mots des autres. Loïc au contraire a besoin des mots et de sa raison pour exprimer sa pensée. Mais quelle est-elle ? Où sont les "moi" respectifs des deux protagonistes ? Nous pouvons en toute légitimité nous poser cette question et interpréter les propos de Félicie comme ceux d'une vérité illusoire. Ce qu'elle croit être vraie n'est que le reflet de l'illusion de ce qu'elle nomme "décision".
Le bonheur comme accord avec nos sentiments.
Ce
qui importe n'est-il pas qu’elle sente ce qu'elle prend pour une
décision, comme profitable pour son bonheur ? Félicie semble en parfaite
harmonie avec sa conscience, n'est-ce pas la plus belle définition du
bonheur finalement ? Ses émotions et ses sentiments sont en phase avec
elle, avec ce qu'elle est. Elle se détermine dans son existence par cette
relation privilégiée avec ce qu'elle ressent.
Loïc
n'est pas dans cette posture. Il semble être à l'écoute de l'intellect
(raison) et donc pour elle, il perd la notion de la relation à soi. Pour
autant, il semble heureux et la décision que prend Félicie ne le dérange
qu'au regard de l'amour qu'il porte pour elle en lui. Étrangement il
n'avouera pas ce fait, préférant, comme l'a bien compris Félicie, se
réfugier dans la pensée des philosophes, en l'occurrence Pascal et
Platon, par peur peut-être d’affronter son moi, ses sentiments et ses
émotions.
Elle
ne connaît pas les pensées de ces philosophes qui ont tenté de répondre
(par leur subjectivité) aux questions qu'elle se pose (problématique
réelle rencontrée dans sa vie) mais utilise certains de leurs arguments
pour valider sa décision. Elle a une véritable posture de philosophe qui
s'ignore (Rohmer à déjà montré ce phénomène dans d'autres de ses
films), et la connaissance n'est pas un frein à son être et à son existence.
Loïc
connaît quant à lui la philosophie de ces penseurs mais ils n'ont pas
de résonance dans sa propre vie. Et c'est bien cela que Rohmer souligne
dans ce dialogue. Une dichotomie de la connaissance dans son
utilitarisme. Ce que l'on ressent n'est-il pas plus déterminant dans nos choix, que ce que nous savons ?
Félicie va retrouver son amour Charles à la fin du film, et cette certitude (ou plutôt évidence, qui a pour étymologie vidéo, c'est à dire voir) révélée loin de toute religiosité (même si le cheminement peut y faire songer) s'apparente à la foi. Une foi indestructible dans ce en quoi l'on croit. En généralisant ce processus à la relation amoureuse, Rohmer ouvre de nouvelles perspectives que le hasard nécessaire (ne sommes-nous pas dans un conte ?), qui avait jouait de malchance au début du film (lapsus), va se retourner en faveur de Félicie à la fin, car son processus décisionnel s'est élaboré dans la plus grande lucidité et lui a permis de mettre en évidence des choix éclairés.
Rappelons aussi, que l’Amour, pour Spinoza, est « une joie accompagnée de l’idée d’une cause extérieure ».
Félicie va retrouver son amour Charles à la fin du film, et cette certitude (ou plutôt évidence, qui a pour étymologie vidéo, c'est à dire voir) révélée loin de toute religiosité (même si le cheminement peut y faire songer) s'apparente à la foi. Une foi indestructible dans ce en quoi l'on croit. En généralisant ce processus à la relation amoureuse, Rohmer ouvre de nouvelles perspectives que le hasard nécessaire (ne sommes-nous pas dans un conte ?), qui avait jouait de malchance au début du film (lapsus), va se retourner en faveur de Félicie à la fin, car son processus décisionnel s'est élaboré dans la plus grande lucidité et lui a permis de mettre en évidence des choix éclairés.
Rappelons aussi, que l’Amour, pour Spinoza, est « une joie accompagnée de l’idée d’une cause extérieure ».
SL
"Ce n'est pas avec l'image que la parole entretient un rapport, mais avec un élément purement cinématographique: le dynamisme du plan, même si, comme dans ces deux cas, il est obtenu par la tension dans l'immobilité."
Eric Rohmer, Le goût de la beauté.
- Fiche technique du film
Titre original : Conte d'hiver
Réalisation et scénario : Éric Rohmer
Costume : Pierre-Jean Larroque
Photographie : Luc Pagès
Son : Pascal Ribier
Montage : Mary Stephen
Musique : Sébastien Erms
Production : Margaret Ménégoz
Sociétés de production : Les Films du Losange, Compagnie Éric Rohmer, Canal+
Société de distribution : Les Films du Losange
Pays d'origine : France
Langue originale : français
Format : couleur — 35 mm — 1,66:1 — son Mono
Genre : Comédie dramatique
Durée : 114 minutes
Date de sortie : France : 29 janvier 1992
B/ PROGRAMME DE PHILOSOPHIE
- Notions du programme
- La religion
- La liberté
- La raison et le réel
- La démonstration
- Notions philosophiques induites
- La foi
- La révélation, l'évidence
- La décision
- Raison et passion
- Émotions et sentiments
- La théorie / la pratique
- Le discours / l'action
- La dualité de l'homme
- La rhétorique
- Sujets de philosophie
- Sujets possibles :
- La philosophie n'est-elle qu'une activité intellectuelle ?
- La foi est-elle toujours religieuse ?
- Dans quelle mesure peut-on se fier à nos émotions pour faire un choix ?
- Doit-on faire taire les sentiments pour suivre la raison ?
- La vérité nécessite-t-elle la démonstration ?
-
Sujet traité avec corrigé :
Doit-on faire taire les sentiments pour suivre la raison ?
- Analyse du sujet :
Un sujet commençant par « doit-on » ou « devons-nous » soulève plusieurs problèmes. Admettant a priori que nous avons la possibilité de faire quelque chose, il nous demande si d’une part nous avons intérêt à le faire (« Doit-on le faire » : Est-ce un bon choix ? Est-ce le mieux à faire ?) et, d’autre part, si nous en avons le droit moral (« Doit-on le faire » : Est-ce bien ou mal ?). Ce type de polysémie dans l’intitulé du sujet est en fait un grand avantage pour la construction du plan, nous avons en effet d’emblée deux parties et il suffit de remettre en cause intérêt et droit supposés pour avoir la troisième partie. On peut alors remettre en question le présupposé du sujet et supprimer le devoir en montrant que la possibilité elle-même est factice.
- Problématique :
Notre rapport aux sentiments et à la raison est ambivalent et contradictoire. D’un coté on nous recommande dés l’enfance d’être raisonnable et de ne pas nous laisser déborder par nos sentiments. D’un autre coté on nous reprochera volontiers d’être « sans cœur » et de manquer de sensibilité. Les sentiments semblent surtout valorisés dans la mesure où ils expriment et consolident les relations aux autres et la raison, elle, s’imposerait plutôt pour une conduite efficace de la vie. Mais est-ce toujours le cas ? La raison, froide et calculatrice, paraît en mesure d’établir rigoureusement le meilleur choix possible, mais cela ne risque-t-il pas d’être au détriment de ce qui constitue le cœur même de notre vie ? Le sentiment constitue en effet notre vie intérieure s’éprouvant elle-même avec évidence. Ne pas en tenir compte, n’est-ce pas se trahir soi-même ? Dés lors se demander : « Doit-on faire taire les sentiments pour suivre la raison ? » c’est aussi se demander ce qui constitue l’essence de notre être.
- Plan :
1. Pourquoi nous pouvons avoir intérêt à faire taire nos sentiments pour suivre la raison.
- Le sentiment est vécu passivement en ce sens qu’on ne le décide pas. On peut décider de le vivre pleinement envers et contre tout, comme le chevalier Des Grieux avec Manon Lescaut, ou au contraire essayer de lui résister, comme la princesse de Clèves, mais on ne peut pas décider de le ressentir ou non. Ainsi le sentiment est irrationnel par essence, il prend sa source dans des profondeurs mystérieuses qui échappent à notre compréhension.
- Surgissant de la manière la plus inattendue, il surprend également par le choix de son objet. Le caractère irrationnel de la passion amoureuse, qui prête à l’autre, des qualités que seul l’amoureux perçoit, a été relevé très tôt par les philosophes. En particulier Lucrèce dans le De natura rerum. Le sentiment peut nous apparaître comme illusion et perte de contrôle de soi-même.
- Il peut enfin nous conduire à des comportements immoraux et dangereux. Ainsi le chevalier Des Grieux, jeune aristocrate naïf et plein de bonne volonté, est-il progressivement amené, par son amour pour Manon, à toutes les malhonnêtetés. La force du sentiment, qui provoque la fascination et l’admiration, fait tout pardonner, tout accepter, jusqu’à l’aveuglement et à la ruine. Le réveil risque alors d’être fort douloureux.
2. En quoi il peut sembler être de notre devoir de faire taire les sentiments pour suivre la raison.
- Si le fait de suivre ses sentiments peut s’avérer dangereux pour soi-même, cela n’est pas forcément avantageux pour les autres non plus. Y compris la personne pour laquelle on ressent des sentiments bienveillants, en particulier bien sûr s’ils ne sont pas partagés. N’étant pas « raisonnables », les sentiments sont en effet rarement mesurés et modérés, ce qui peut les conduire à être étouffants. Ainsi des sentiments maternels, ou paternels, peuvent-ils nuire aux enfants s’ils doivent empêcher ceux-ci de prendre leur autonomie.
- On a spontanément tendance à associer les sentiments à des conduites bénéfiques et positives pour les autres. Peut-être en raison de l’importance primordiale de l’amour dans la morale chrétienne qui a profondément marqué la civilisation occidentale. La charité, la pitié et la compassion, l’empathie, semblent également la condition d’une attitude secourable et humaine. Cependant la confusion des sentiments est courante et nous pouvons ainsi faire souffrir ceux que nous prétendons aimer, au nom même de cet amour. Le crime passionnel et le « crime d’honneur » partent d’un sentiment possessif où l’amour de l’autre et de la famille est souvent confondu avec la passion égocentrique de l’image de soi.
- Sur un plan plus général, s’il existe des sentiments généreux et philanthropiques grâce auxquels les hommes viennent au secours les uns des autres, la peur et la haine sont également des sentiments dont la capacité de nuisance, par les divisions et les conflits qu’ils nourrissent, est telle que la raison a bien du mal à la contrecarrer. La force des sentiments apparaît ici dans toute sa violence par sa capacité à se propager massivement. Alors que la raison nécessite la médiation du discours et de l’argumentation, le sentiment peut être partagé de façon immédiate et ce partage provoque sa propre amplification. Dans ces situations, garder la « tête froide », est bien difficile et semble bien relever d’un devoir.
3. Mais s’imposer de suivre la raison, n’est-ce pas encore obéir à quelque sentiment ?
- Faire taire ses sentiments est un devoir parce que nos sentiments peuvent nous conduire à la faute, mais c’est surtout un devoir en raison de la difficulté de la chose. En effet, s’imposer de faire quelque chose contre ses sentiments, c’est précisément cela le « devoir ». Or, non seulement cela est difficile mais c’est peut-être même impossible. Comme nous l’avons vu plus haut on peut refuser de céder à ses sentiments, mais les « faire taire » c’est ne plus les ressentir. Est-il en notre pouvoir de ne plus ressentir nos sentiments ? Non. Nous pouvons, quelquefois, leur résister. Mais leur résister c’est encore les ressentir et peut-être même les ressentir plus douloureusement encore.
- Il y a plus : qu’est-ce qui peut nous donner la force, la motivation, pour se lancer dans cette lutte contre nos sentiments ? La rigueur démonstrative de nos raisonnements ? Montaigne remarquait dans ses Essais, que la raison est un instrument que l’on peut faire ployer dans un sens comme dans l’autre. Il y a toujours de bonnes raisons pour défendre le pour comme le contre. Ce qui emporte notre décision peut bien se justifier par toute sorte de raisons, mais cela ne prouve en rien que ce soit la raison qui ait commandé au départ.
- En réalité le choix d’une vie rationnelle, rigoureuse, sage, austère, est affaire de sentiment. Privilégier une vie sérieuse et réfléchie à une vie passionnée et aventureuse, c’est aimer le calme, la tranquillité et la sécurité. Ce qui fait taire tel ou tel sentiment, en définitive, c’est un sentiment plus fort. Cela peut prendre l’apparence d’un renoncement préjudiciable, comme lorsqu’on choisit un « mariage de raison » en abandonnant un amour de jeunesse, mais ce qui motive ce choix est le penchant le plus fort, celui qui assure une vie de famille confortable et durable contre les déchirements d’une relation conflictuelle.
- Conclusion :
On peut trouver plein de bonnes raisons de faire taire nos sentiments au profit de la raison, mais comme le disait Blaise Pascal : « le cœur a ses raisons que la raison ignore » et même lorsque la raison semble l’emporter ce sont bien nos sentiments qui constituent la source profonde et fondamentale de notre vie.
- Philosophes concernés
- Platon
- Pascal
- Spinoza
- Husserl
- Sartre
- Écrivains
- Liens avec d'autres films du cycle
C/ TESTS ET EXERCICES
- Questions de recherches cinématographiques
- Questions de culture philosophique
- Qu’est-ce qui rapproche religion et philosophie et qu’est-ce qui les distingue ? Trouve leurs points communs et ce qui les oppose.
- Certains philosophes ont été croyants et ont mis la raison au service de la foi, d’autres tout en étant croyants ont distingué et séparé foi et raison, d’autres enfin, non croyants, ont opposé la raison à la foi.
- Marque d’un F (foi) les premiers, d’un D (distinction) les seconds, d’un A (pour athéisme) les troisièmes.
- Saint Augustin
- Marx
- Saint Anselme
- Kant
- Blaise Pascal
- Saint Thomas d’Aquin
- Bertrand Russell
- Spinoza
- Voici quelques citations qui situent le critère de la vérité au-delà de la démonstration, trouve leurs auteurs :
- « Ne rien prendre pour vrai qui ne soit clairement et distinctement évident »
- « Le cœur a ses raisons que la raison ignore »
- « La vérité est sa propre norme et celle du faux »
- Suggestions et réponses